.I.
Temple de Dieu
Cité de Sion
Terres du Temple
Dans la salle de conférence, l’ambiance manquait de cordialité. Les quatre hommes assis autour de la somptueuse table incrustée d’ivoire, de cristal de roche et de pierres précieuses portaient la soutane orange des vicaires. Le tissu de soie richement brodé et émaillé de minuscules gemmes à facettes scintillait avec une discrète élégance. Les quatre tricornes posés sur le plateau luisaient de fils d’or et d’argent. Chacun de ces religieux aurait pu nourrir une famille de dix personnes pendant un an rien qu’avec le saphir passé à leur doigt pour symboliser leur statut. Leur visage exprimait en temps normal la confiance et l’assurance attendues de princes de l’Église de Dieu, mais ce n’était pas le cas ce jour-là : aucun n’avait l’habitude d’échouer, ni de voir sa volonté contrariée.
Et aucun n’avait jamais imaginé un tel désastre.
— Pour qui ces enfoirés se prennent-ils ? éructa Allayn Magwair, capitaine général de l’Église de Dieu du Jour Espéré en rivant sur les feuilles d’épais et coûteux parchemin disposées devant lui un regard si brûlant qu’elles auraient dû s’embraser sur-le-champ.
— Sauf votre respect, Allayn, rétorqua Rhobair Duchairn, ils se prennent pour ceux qui ont mis hors d’état de nuire toutes les autres marines du monde, et qui savent très bien qui les avait envoyées réduire en cendres leur royaume.
Magwair braqua son regard furieux sur Duchairn, mais le ministre du Trésor de l’Église ne parut guère s’en émouvoir, allant jusqu’à afficher une expression qui disait très clairement : « Je vous avais prévenus ! » Après tout, il était le seul membre du Groupe des quatre à avoir exprimé sans relâche son opposition à toute action précipitée à l’encontre du royaume de Charis.
— Ce sont de foutus hérétiques, voilà ce qu’ils sont, Rhobair ! répliqua Zhaspyr Clyntahn d’une voix menaçante. Ne l’oubliez jamais ! En tout cas, l’Inquisition s’en souviendra, comptez sur moi ! Les enseignements de l’archange Schueler ne laissent aucun doute quant à la façon de traiter l’infâme progéniture de Shan-wei !
Duchairn se rembrunit, mais ne répondit pas tout de suite. Clyntahn était d’une humeur massacrante depuis plusieurs quinquaines, bien avant l’arrivée des messages de Charis. Il avait beau être connu pour ses coups de sang et son aptitude à conserver des rancunes éternelles, ni Duchairn ni personne ne se souvenaient avoir jamais vu le Grand Inquisiteur aussi hors de lui – du moins de façon si durable – que depuis la nouvelle, transmise par le système de sémaphores de l’Église, des conséquences calamiteuses des batailles des récifs de l’Armageddon et de l’anse de Darcos.
Évidemment, que nous ne l’avions jamais vu ainsi, songea Duchairn, écœuré. Ce fiasco ne se serait jamais produit si nous n’avions pas laissé Zhaspyr nous entraîner dans sa fichue « solution finale au problème charisien ». Il ne faut pas s’étonner non plus que Magwair soit aussi remonté que le Grand Inquisiteur. C’est lui qui nous a fait croire à la simplicité et à l’infaillibilité de son génial plan de campagne.
Il faillit le dire tout haut, mais se ravisa, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, même s’il répugnait à l’admettre, Clyntahn lui faisait peur. Le Grand Inquisiteur était sans nul doute le pire ennemi qu’on puisse se créer au sein de l’Église. Ensuite, si Duchairn s’était prononcé au départ contre l’attaque de Charis, ce n’était pas parce qu’il avait identifié comme par magie un danger militaire que personne d’autre n’avait décelé, mais parce qu’il avait compris, en tant que chef comptable du Temple, combien la destruction du royaume de Charis voulue par Clyntahn nuirait aux ressources de l’Église. Enfin, les conséquences de ce projet s’étaient révélées si catastrophiques que l’influence du Groupe des quatre sur le reste du Conseil des vicaires ne tenait plus qu’à un fil. Si ses trois collègues et lui montraient un seul signe de désunion, leurs détracteurs parmi les vicaires se retourneraient contre eux en un instant. Or la plupart n’étaient pas plus rassurés que Duchairn. Ils chercheraient des boucs émissaires, lesquels passeraient alors un très mauvais quart d’heure.
— Peut-être s’agit-il effectivement d’hérétiques, Zhaspyr, préféra-t-il admettre. Personne ne contesterait du reste que l’hérésie ressort de votre seule autorité. Toutefois, cela n’enlève rien à la validité de mes propos, si ? À moins que vous ayez connaissance d’une autre flotte cachée quelque part et dont nous ne soupçonnerions pas l’existence…
Le visage du Grand Inquisiteur s’empourpra à un point tel que, l’espace d’un instant, Duchairn craignit d’être allé trop loin. Zhaspyr Clyntahn avait toujours eu un côté « chien méchant » – certains le qualifiaient même parfois de « chien fou » – et il avait déjà amplement fait la preuve de sa dureté impitoyable. Il n’était pas exclu qu’il décide d’user du pouvoir que lui conférait sa fonction pour se retourner contre les autres membres du Groupe des quatre et en faire ses propres boucs émissaires.
— Non, Rhobair, fit une quatrième voix pour couper court à la réaction de Clyntahn. Cela n’invalide en rien ce que vous venez de dire, mais tend toutefois à donner un nouvel éclairage à notre problème, non ?
Zahmsyn Trynair avait un visage osseux, percé d’yeux profonds et intelligents, au-dessus d’une barbe taillée avec soin. C’était le seul membre du Groupe des quatre à disposer d’un pouvoir personnel équivalent à celui de Clyntahn. En tant que chancelier du Conseil des vicaires, c’était lui qui formulait les principes que prononçait ensuite le grand-vicaire Erek XVII. En théorie, cela faisait de lui un homme encore plus puissant que Clyntahn, mais son pouvoir était principalement politique. C’était un pouvoir indirect, dont l’efficacité se mesurait de façon progressive, au fil du temps, alors que Clyntahn commandait la loyauté de l’Inquisition et les épées de l’ordre de Schueler.
Quand Duchairn et Clyntahn se tournèrent vers lui, Trynair eut un geste de renoncement.
— Vous avez raison, Zhaspvr. Ce dont nous venons d’être témoins ces dernières quinquaines et, plus encore, ce qui est exprimé là-dedans (il tapota les documents qui les avaient réunis) relèvent sans aucun doute de l’hérésie. Cependant, Rhobair a soulevé une question intéressante. Hérétiques ou non, les Charisiens ont détruit – pas seulement vaincu, Zhaspyr, mais détruit – l’alliance de toutes les autres marines de Sanctuaire. Pour l’heure, il nous est impossible de les attaquer de front.
Magwair se mit à fulminer en remuant sur son siège, mais Trynair le calma d’un regard fixe et glacial.
— Si vous voyez quelle force navale existante pourrait à ce jour s’opposer à la Marine de Charis, Allayn, je vous suggère de nous en faire part, dit-il d’un ton cinglant.
Magwair rougit de colère, mais détourna les yeux. Il n’ignorait pas le mépris qu’il inspirait à ses collègues, même si ceux-ci veillaient à n’en rien montrer. De fait, c’était à sa position de commandant en chef des forces armées de l’Église, et certainement pas à son génie naturel, qu’il devait sa place au sein du Groupe des quatre. S’il avait tant apprécié d’occuper le devant de la scène au moment de coordonner l’assaut sur Charis, c’était précisément parce qu’il avait ainsi eu la possibilité de s’imposer enfin comme l’égal de ses pairs. Hélas, tout ne s’était pas déroulé aussi bien que prévu. Trynair l’examina sans aménité pendant plusieurs secondes, puis reporta son attention sur Clyntahn.
— Certains membres du Conseil, vous le savez, ne laisseront passer aucune occasion de se débarrasser de nous. Or on ne peut pas dire que la « lettre ouverte » de Staynair au grand-vicaire renforce beaucoup notre position. Nos adversaires murmurent déjà que nos difficultés actuelles résultent entièrement de notre précipitation.
— L’Inquisition saurait que faire de quiconque chercherait à saper l’autorité et l’unité du Conseil des vicaires face à la terrible menace qui pèse en ce moment sur l’âme de tous les enfants de Dieu.
La voix de Clyntahn était plus froide qu’un hiver à Sion. Le fanatisme qui faisait tant partie de sa personnalité complexe et souvent contradictoire étincelait dans ses yeux.
— J’en suis sûr, répondit Trynair. Toutefois, si nous en arrivons là, nous risquons de voir se répercuter ce… schisme au sein du Conseil.
Je doute que ce soit dans l’intérêt de l’Église ou de notre aptitude à étouffer l’hérésie en question.
Ou de notre survie à long terme, se garda-t-il d’ajouter à voix haute, même si ses compagnons l’entendirent tout de même.
Clyntahn ne laissa rien filtrer de ses émotions dans les traits de son visage joufflu. Après plusieurs secondes tendues, toutefois, il eut un infime hochement de tête.
— Très bien, fit Trynair en jaugeant ses collègues sans rien montrer du soulagement que lui procurait cet acquiescement réticent du Grand Inquisiteur. Je nous crois en présence de deux problèmes distincts, mais liés. Primo, il faut déterminer comment l’Église Mère et le Conseil prendront ceci. (Il tapota de nouveau les parchemins.) Secundo, nous devons décider de leur ligne de conduite à long terme, compte tenu de nos actuels embarras militaires.
Duchairn ne sut comment il était parvenu à réprimer un grognement de dérision. Les « problèmes distincts, mais liés », de Trynair étaient en fait la pire menace jamais opposée à l’Église de Dieu du Jour Espéré au cours du quasi-millénaire qui s’était écoulé depuis la création. Il était grotesque de la part du chancelier d’en parler comme s’il ne s’agissait que de deux des nombreuses décisions administratives mineures que le Groupe des quatre avait dû prendre cette décennie.
Pourtant, le chancelier avait aussi dit vrai. C’était en définitive le seul des quatre à pouvoir espérer raisonner Clyntahn.
Le ministre du Trésor s’empara du document le plus proche. Il n’avait nul besoin de le consulter, bien sûr : son texte était gravé dans sa mémoire de façon indélébile. Il se contenta d’en effleurer les cachets.
Dans d’autres circonstances, cette lettre aurait pu passer tout à fait inaperçue. Elle était rédigée dans une langue semblable à celle employée des dizaines – des milliers ! – de fois auparavant pour annoncer le décès d’un monarque, d’un duc ou de tout autre dignitaire féodal et son remplacement par son héritier. Par malheur, les circonstances étaient tout sauf normales dans le cas présent, car le monarque en question, Haarahld VII de Charis, n’était pas mort dans son lit.
Sans parler de cet autre menu détail qui différencie cet acte de succession de tous les autres…, se rappela Duchairn en faisant courir ses doigts sur la plus grande et la plus élaborée des empreintes. Aux termes de la loi et d’une tradition ancestrale, nulle succession n’était valide ni définitive avant d’avoir été confirmée par l’Église Mère, c’est-à-dire par le Conseil des vicaires. Or ce document portait déjà le sceau de l’Église. Le regard de Duchairn glissa sur le deuxième acte de succession, à son avis le plus dangereux des deux.
Aucun de ces deux documents n’aurait pu être tourné de façon plus courtoise. Nul n’aurait pu y déceler la moindre phrase ouvertement provocatrice. Pourtant, le sceau apposé sur le premier était celui de l’archevêché de Charis. Or, aux yeux de l’Église Mère, il n’y avait plus d’archevêque en Charis. Érayk Dynnys, qui occupait naguère cette fonction, en avait été déchu et attendait son exécution pour crimes de trahison, de malversation et d’incitation à l’hérésie. Le Conseil des vicaires n’avait encore proposé aucun remplaçant à son siège, mais le roi Cayleb s’en était de toute évidence chargé, comme le prouvait de façon limpide le deuxième acte.
Celui-ci était sans équivoque, malgré la fadeur de sa formulation, une véritable déclaration de guerre à l’encontre de l’Église de Dieu du Jour Espéré. Si d’aventure quelqu’un venait à en douter, il y avait encore le troisième document : l’original de la lettre de Staynair au grand-vicaire Erek.
Duchairn était certain du caractère intentionnel du contraste marqué entre la banalité des deux actes de succession, rédigés selon une phraséologie et une terminologie des plus traditionnelles, et la lettre enflammée de Staynair. La platitude des deux documents administratifs ne faisait que souligner la violence des accusations de Staynair. Elle soulignait aussi que Charis entendait poursuivre son petit bonhomme de chemin sans se préoccuper des désirs et des injonctions de l’Église qu’elle avait choisi de défier.
Non, pas seulement de défier. Voilà pourquoi ces arrêtés avaient été ainsi rédigés et envoyés. Ils prouvaient que Charis était prête à ne plus faire cas de l’Église Mère. À bien des égards, c’était encore plus abominable.
Jamais dans toute l’histoire de Sanctuaire un monarque laïc n’avait osé nommer l’homme de son choix à la plus haute prélature de son royaume. Jamais. Telle était du moins la position officielle du Conseil des vicaires. Duchairn avait bien conscience des rumeurs persistantes selon lesquelles l’opinion de l’Église Mère sur cette question n’avait pas toujours été aussi tranchée.
Il ne s’agissait pas d’un temps hypothétique qui avait pu exister des siècles plus tôt, mais du présent. Or, dans le présent, un tel document était éminemment illégal. Pourtant, l’acte d’intronisation de Maikel Staynair au siège archiépiscopal de Charis ne portait pas seulement la signature et le sceau de Cayleb Ahrmahk, mais aussi ceux de tous les membres de son Conseil privé, du président de la Chambre basse et de dix-neuf des vingt-trois autres évêques de l’île. Plus effrayant encore, les mêmes paraphes et cachets avaient également été apposés à la « lettre » de Staynair. Ce n’était plus l’acte de défi d’un seul homme, d’un roi ou d’un archevêque usurpateur ; c’était celui de tout un royaume. Les conséquences de cette ignominie, si elle restait impunie, seraient dévastatrices.
Mais comment s’y opposer ? se demanda Duchairn, au désespoir. Charis a vaincu – ou plutôt, comme l’a rappelé Zahmsyn, détruit – les Marines de Corisande, d’Émeraude, de Chisholm, de Tarot et du Dohlar. Il ne reste plus aucune flotte à aligner contre Cayleb.
— Je crois, poursuivit Trynair au milieu du silence furieux et apeuré de ses collègues, qu’il nous faut commencer par admettre la gravité de notre situation. Nous n’avons d’autre choix que de faire face à l’échec de notre stratégie et aux difficultés qui nous attendent quand nous essaierons d’y remédier.
— Comment ? fit Magwaîr, qui n’avait à l’évidence toujours pas digéré les remarques précédentes de Trynair.
— Le reproche qui risque de se révéler le plus dommageable pour l’Église Mère et l’autorité du Conseil des vicaires est celui qui veut que l’attaque lancée contre Charis ait d’une certaine façon poussé Cayleb et ses partisans à se réfugier dans une attitude de défi et d’hérésie ; que nous n’aurions jamais perdu Charis si nous ne nous étions pas opposés aux efforts de Haarahld.
Il fit une fois de plus le tour de la table du regard. Duchairn lui adressa un bref hochement de tête. C’était évidemment ce que soutiendraient leurs ennemis. N’était-ce pas la stricte vérité ?
— Je vous suggère, reprit Trynair, de voir en ces documents la preuve indiscutable du caractère infondé d’une telle accusation.
Duchairn sentit ses sourcils se hausser en signe d’étonnement, mais il parvint à s’empêcher de rester bouche bée.
— Il est évident, poursuivit le chancelier sans donner l’impression de douter une seconde de ce qu’il avançait, que le seul auteur de cette « lettre ouverte », quel que soit le nom de son signataire supposé, est bel et bien Cayleb. Staynair n’est que le porte-parole et le pantin du roi de Charis, le masque sacrilège et blasphématoire derrière lequel celui-ci s’abrite pour perpétuer la dangereuse et agressive politique étrangère de son père. Pour certaines personnes ce sera bien sûr la colère compréhensible de Cayleb à la mort de son géniteur et à l’attaque de son royaume qui l’aura incité à adopter une posture aussi provocatrice. Cependant, il a été clairement établi que ce sont les Chevaliers des Terres du Temple, et non l’Église Mère ou le Conseil des vicaires, qui ont soutenu le recours à la manière forte pour contrer l’ambition démesurée de Haarahld.
Même à cette énormité, Clyntahn et Magwair ne manifestèrent aucune réaction, remarqua Duchairn. Il se trouvait pourtant que les maîtres « séculiers » des Terres du Temple appartenaient aussi au Conseil des vicaires. Il était exact que la fiction juridique voulant qu’il s’agisse de deux entités distinctes avait rendu service aux vicaires en bien des occasions au fil des ans. Cependant, ce stratagème était désormais tellement usé que nul n’y voyait plus autre chose qu’un leurre.
Cela ne sembla en tout cas pas troubler Trynair, qui continua de parler comme s’il venait d’énoncer une authentique distinction.
— Jamais dans tous les échanges diplomatiques écrits ou oraux entre les Chevaliers des Terres du Temple et les souverains temporels impliqués il n’a été question de croisade ou de guerre sainte. Ç’aurait sans aucun doute été le cas si l’Église Mère avait choisi d’agir contre un peuple d’apostats et d’hérétiques. À l’évidence, Cayleb et ses partisans sont en possession d’une grande partie de la correspondance échangée entre les alliés laïcs des Chevaliers et les chefs de leurs marines respectives. Ils ne peuvent donc pas ignorer que l’Église Mère n’a jamais rien eu à voir là-dedans et que ce conflit n’est né que de rivalités et de motivations séculières. Pourtant, leur réaction immédiate a été de nommer de façon impie et hérétique un évêque apostat au siège archiépiscopal de Charis, au mépris du Conseil des vicaires et de ses serviteurs choisis et consacrés par Dieu, et de rejeter sans ambages l’autorité dont le Très-Haut a investi l’Église Mère sur l’ensemble de Ses enfants.
Il se laissa aller contre le dossier de son siège, la mine empreinte d’une gravité de circonstance. Duchairn cligna des yeux. Jamais de sa vie il n’avait entendu quelqu’un déblatérer un tel tissu d’inepties. Et pourtant…
— Alors, d’après vous, s’entendit-il répondre, leurs actions prouvent qu’ils étaient déjà voués à l’apostasie et à l’hérésie avant même qu’une attaque soit lancée contre eux ?
— Précisément. (Trynair désigna les documents d’un geste de la main.) Regardez le nombre de signatures et de cachets sur ces actes et la lettre de Staynair. Comment quiconque aurait-il pu susciter une réaction si vive et unanime à la prétendue hostilité de l’Église Mère ? Une partie, au moins, des nobles de Charis doivent savoir que le Conseil des vicaires et le grand-vicaire Erek n’ont jamais autorisé, et encore moins exigé, l’agression de leur royaume. Quand bien même ils l’ignoreraient, les évêques, eux, doivent connaître la vérité ! Et pourtant, les voilà qui soutiennent les initiatives illégales et impies de Cayleb. S’il ne s’agissait que d’une réaction à l’assaut mené par une alliance purement laïque, Cayleb n’aurait jamais réussi à s’assurer en si peu de temps le soutien d’une telle majorité. La seule explication possible est que l’ensemble de son royaume est tombé peu à peu entre les mains des ennemis du Seigneur et que ceux-ci ont pris prétexte de la situation pour s’opposer aux représentants légitimes de Dieu et de Langhorne sur Sanctuaire.
Duchairn adopta une expression absorbée. Il n’avait pas changé d’avis sur la pertinence des propos de Trynair – de pures dragonneries, en ce qui le concernait –, mais il voyait au moins où il voulait en venir.
Clyntahn aussi, de toute évidence.
— Je comprends ce que vous voulez dire, Zahmsyn. (Une lueur inquiétante s’alluma dans le regard du Grand Inquisiteur.) Vous avez raison, bien sûr. Cayleb et ses larbins ont sans aucun doute été aussi surpris que tout le monde par l’ampleur de leurs victoires navales. L’arrogance et la confiance excessive ainsi acquises les ont conduits à laisser libre cours aux attitudes hérétiques qu’ils cultivaient en secret depuis bien longtemps.
— Précisément, répéta Trynair. Je crois en effet très probable, voire certain, que la dynastie Ahrmahk – et ses partisans, coupables du même péché – s’est engagée sur cette voie le jour où Haarahld a insisté auprès de l’archevêque Rojyr pour qu’il nomme Staynair évêque de Tellesberg. Selon toute vraisemblance, cela faisait partie d’un long projet de subversion des âmes loyales à l’Église Mère en Charis. Le Conseil n’ignore pas combien Zhaspyr a pu nous alerter de ce danger.
Duchairn plissa les yeux. Il aurait eu du mal à contester la thèse de Trynair, puisque Erayk Dynnys avait justement été jugé coupable – entre autres crimes – de n’avoir pas révoqué Staynair ni purgé la hiérarchie ecclésiastique de son archevêché de ses éléments charisiens.
D’un autre côté, sur les dix-neuf évêques qui avaient accepté l’élévation illégale de Staynair, seuls six étaient nés en Charis. Restait à savoir comment Haarahld, puis Cayleb, s’y étaient pris pour inciter les autres à soutenir leurs forfaits. C’était là une question sur laquelle le Groupe des quatre serait bien avisé de ne pas attirer l’attention.
— Quoi qu’il en soit, fit-il remarquer à voix haute, il nous faut à présent déterminer comment réagir. Que Charis prépare cette infamie depuis des années ou non ne change rien aux conséquences auxquelles nous devons faire face.
— C’est vrai, acquiesça Trynair. Cependant, malgré la gravité de la situation, il serait inutile de paniquer ou de prendre des mesures précipitées. Nous sommes peut-être dépourvus de la force navale nécessaire pour agir contre Charis, mais Cayleb ne dispose, lui, d’aucune armée terrestre. Pour l’instant, sa flotte devrait suffire à maintenir à l’écart de ses rivages les soldats que le Temple pourrait rassembler sous sa bannière, mais il ne peut en aucun cas menacer la sécurité de l’Église Mère en Havre ou en Howard. N’oublions pas que Charis n’est en définitive qu’un îlot, alors que neuf Sanctuariens sur dix vivent dans les royaumes et les empires de Havre et de Howard. Même si Cayleb contrôlait tous les navires à flot sur les mers de Dieu, il ne pourrait pas réunir un contingent d’infanterie suffisant pour nous attaquer sur nos terres. Par conséquent, le temps jouera en notre faveur. Nous parviendrons peu à peu à construire de nouveaux bateaux ; lui ne pourra jamais créer les hommes indispensables à la levée d’armées d’invasion, quel que soit le nombre d’années dont il disposera.
— Une flotte ne se construit pas en un jour, ni même en une quinquaine, fit remarquer Duchairn.
— Allayn ? lança Trynair à Magwair. (Le capitaine général se redressa sur son siège et son regard perdit de sa morosité.) Sommes-nous en mesure de nous doter d’une nouvelle marine ? Sinon, combien de temps nous faudra-t-il pour réunir les conditions nécessaires ?
— Si vous me demandez si l’Église Mère ou les Terres du Temple disposent des ressources leur permettant de construire une flotte, la réponse est non, pas dans l’immédiat. Nous pourrions faire en sorte d’en être capables un jour, mais il faudrait importer les charpentiers, architectes et ouvriers spécialisés dont auraient besoin les chantiers navals. Ou du moins assez d’entre eux pour former notre propre main-d’œuvre. (Il haussa les épaules.) Pour des raisons évidentes, les Terres du Temple n’ont jamais été une grande puissance navale. Notre seule ouverture sur la mer est le passage de Hsing-wu, qui est bloqué par les glaces tous les hivers.
Trynair hocha la tête, de même que Duchairn. Malgré ce que pensait ce dernier de l’intellect de Magwair, il devait admettre que, pour ce qui était de l’exécution d’une tâche, le capitaine général montrait souvent des traces du réel talent qui lui avait valu son élévation au vicariat.
Bien sûr, ironisa-t-il en son for intérieur, le fait que l’oncle d’Allayn ait été grand-vicaire l’année de son accession à l’orange n’y était sans doute pas étranger. Enfin, le problème n’est pas que Magwair soit incapable de mettre en œuvre ses instructions, mais plutôt qu’il fasse preuve d’un tel manque de discernement lors du choix des actions à entreprendre.
— C’est bien ce que je craignais vous entendre dire, Allayn, lâcha Trynair. Il serait bon, à mon sens, de commencer dès que possible à réunir cette main-d’œuvre. Cependant, j’avais déjà deviné que nous serions obligés de chercher de l’aide ailleurs à court terme. Quelles pistes pourrions-nous suivre en la matière ?
— Aucun État continental, que ce soit le Desnair, et encore moins le Siddarmark, ne possède de capacités de construction navale équivalentes à celles de Charis, répondit Magwair.
Clyntahn poussa un grognement furieux et tout le monde se tourna vers lui.
— Chantiers navals ou non, déclara sans ambages le Grand Inquisiteur, jamais je ne ferais appel au Siddarmark pour obtenir un soutien maritime. La parole de Stohnar ne vaut pas un pet de lapin. Il serait capable de prendre notre argent, de construire les navires et de les livrer à Cayleb pour qu’il les retourne contre nous !
Duchairn fronça les sourcils. Du fait de sa puissance croissante et de ses évidentes ambitions territoriales, la république du Siddarmark était dans le collimateur des Quatre et de leurs prédécesseurs depuis des décennies. De fait, ils la considéraient comme une menace immédiate, ou du moins potentielle, alors qu’ils ne voyaient en Charis qu’une tumeur à exciser avant qu’elle devienne maligne. Or le Protecteur de la république, Greyghor Stohnar, était un homme dangereusement compétent. Pis encore, il avait été élu à son poste. Cela lui conférait un soutien populaire bien supérieur à celui dont aurait pu bénéficier un souverain héréditaire qui se serait attiré le courroux de l’Église. Dans ce contexte, il n’était guère surprenant que Clyntahn s’oppose avec une telle violence à l’éventualité d’un renforcement du potentiel militaire du Siddarmark. Cependant…
— Si nous excluons le Siddarmark d’un éventuel programme de construction navale, dit-il sur un ton à la neutralité étudiée, Stohnar ne se méprendra pas sur notre raisonnement.
— Qu’il crève ! s’emporta Clyntahn avant de faire la grimace. Évidemment, qu’il comprendra, poursuivit-il avec plus de mesure. Cela dit, il sait déjà que nous ne lui faisons pas confiance. Dieu sait que nous ne l’avons jamais caché, que ce soit entre nous ou dans notre correspondance avec lui. Notre inimitié étant déjà établie, je préfère lui ôter la possibilité de se doter d’armes supplémentaires à braquer contre nous, plutôt que de nous soucier de sa susceptibilité.
— Zhaspyr a raison, dit Trynair. Nous pourrions atténuer le choc en distribuant aux fermiers du Siddarmark une partie de l’or que nous ne dépenserons pas dans les chantiers navals de la république. Celle-ci compte d’ailleurs beaucoup de piquiers excédentaires dont nous pourrions louer les services le moment venu.
— Très bien, décida Magwair. Si on exclut le Siddarmark, ainsi que le Desnair et le Sodar, encore moins riches que nous en navires, pour ainsi dire, il ne reste plus que le Dohlar, Harchong et Tarot. Sans oublier, bien sûr, Corisande et Chisholm.
Ces deux derniers noms n’avaient été ajoutés qu’après coup, avec aigreur. Duchairn poussa un grognement intérieur. Les capacités de construction navale de Corisande perdraient toute importance dès que Cayleb aurait réglé son compte à Hektor. Cela valait aussi pour Tarot. Par ailleurs, si Duchairn ne se trompait pas, les chantiers de Chisholm avaient plus de chances de finir par œuvrer pour Charis que de venir au secours de l’Église Mère.
Pour le Dohlar et l’empire de Harchong, c’était différent. Le premier s’était vu déposséder de tous ses bâtiments par la Marine royale de Charis, mais le roi Rahnyld s’efforçait depuis des années de développer ses infrastructures de construction navale. Quant au second, le plus vaste et le plus peuplé des États de Sanctuaire, il disposait de la flotte la plus importante de toutes les nations continentales.
— Rahnyld cherchera à se venger de ses déboires, poursuivit Magwair en exprimant à voix haute les pensées de Duchairn. Si nous acceptons de subventionner la reconstruction de sa marine, je doute qu’il se fasse prier. Il serait d’autant plus ravi de mettre à l’eau des navires au service de l’Église Mère que leur construction ne coûterait rien au Trésor du Dohlar.
» Quant à Harchong, la plupart de ses navires sont désarmés. Je n’ai aucune idée de combien pourraient être mis en service ni de combien ont irrémédiablement pourri. Cependant, au contraire de nous, l’empire a au moins l’avantage de disposer de chantiers navals. Or je crois que personne ici ne douterait de la fiabilité de l’empereur.
Il ne se trompait pas, songea Duchairn. Harchong était le plus ancien, le plus riche, le plus étendu et le plus conservateur des États de Sanctuaire. C’était aussi une nation arrogante, dédaigneuse de tous les étrangers, et gérée par une bureaucratie profondément corrompue. Du point de vue du Groupe des quatre, toutefois, seule comptait l’allégeance indéfectible de l’aristocratie harchongaise à l’Église Mère, qui pourrait toujours compter sur le soutien des nobles de l’empire en échange de la confirmation de leurs privilèges et de leur pouvoir sur les pauvres serfs qui peinaient toute leur vie durant sur leurs immenses terres.
— Il me faudra faire quelques recherches avant de vous donner des chiffres définitifs, reprit Magwair. Entre Harchong et le Dohlar, toutefois, nous devrions nous approcher des actuelles capacités de construction de Charis. Cayleb fera son possible pour les augmenter, mais il ne dispose ni de la main-d’œuvre ni de la richesse nécessaire pour se hisser au niveau des infrastructures dont nous pourrions doter Harchong et le Dohlar avec le temps.
— Et le Trellheim ? lança Clyntahn.
Le visage de Magwair se déforma en une expression de mépris, peut-être de dégoût.
— Aucun de ces noblaillons ne possède plus de quelques galères chacun ! Ce ne sont qu’un ramassis de vulgaires pirates. S’ils disposaient d’une flotte suffisante pour que leurs attaques des caboteurs harchongais constituent rien d’autre qu’une simple gêne, l’empereur les aurait déjà conquis de longue date.
Clyntahn grogna de nouveau, puis opina du chef.
— Il semble donc, résuma Trynair comme à son habitude, que nous soyons d’accord pour entreprendre dès que possible un important programme de développement naval par le biais de Harchong et du Dohlar. Cependant, tant qu’Allayn n’aura pas eu l’occasion de mener à bien ses recherches, nous ne saurons pas combien de temps cela nous prendra. En attendant, nous resterons ici à l’abri de toute agression, mais ne pourrons pas non plus nous livrer à une quelconque offensive à l’encontre de Charis, que ce soit à l’aide de marins ou de fantassins. Notre priorité immédiate doit donc être de réfléchir à comment nous comporter au cours de cette période et faire face à la réaction prochaine des autres vicaires à toute cette… agitation.
— Il est clairement de notre responsabilité de veiller à ce que les plus faibles des vicaires ne dramatisent pas la provocation qui nous est faite, si préoccupante qu’elle soit, déclara Clyntahn. Charis défie aujourd’hui l’Église, les archanges et le Très-Haut. Nous devons éteindre toute étincelle de panique qui pourrait naître chez nos collègues en assurant à l’ensemble du vicariat que nous n’avons aucune intention de laisser cette bravade impunie et, au contraire, que nous entendons faire preuve de la plus grande fermeté pour étouffer dans l’œuf toute tentative supplémentaire de rébellion. Telle sera la besogne de l’Inquisition. (Il afficha un air glacial et inflexible.) Dans le même temps, nous devrons préparer le Conseil au fait qu’il nous faudra du temps pour forger les armes dont nous aurons inévitablement besoin pour contre-attaquer. Cela risque de s’avérer difficile compte tenu de l’inquiétude qui étreindra beaucoup de nos frères dans le Seigneur. À ce titre, vous avez tout à fait raison, Zahmsyn : nous devons assurer aux plus angoissés de nos pairs que la force apparente de Charis et ses victoires initiales ne constituent aucunement une menace pour nous mais plutôt un signe adressé à l’Église Mère, un avertissement auquel il nous faut tous prêter attention. En effet, qui considère la situation sereinement et dans la certitude de sa foi, comme il se doit, ne peut voir dans les récents événements que la main de Dieu. Seul un triomphe en apparence aussi éclatant a pu inciter les hérétiques cachés de Charis à sortir de l’ombre. En leur concédant cette victoire temporaire, Dieu leur a ôté leur masque aux yeux de tous. Cependant, comme vous l’avez souligné, Zahmsyn, Il l’a fait d’une façon qui les laisse dans l’incapacité de menacer réellement l’Église Mère ou sa mission de protection et d’accompagnement de l’âme de Ses enfants.
Trynair eut un geste d’approbation. Duchairn sentit un frisson glacial remonter le long de son échine. Le chancelier avait conçu son explication comme s’il résolvait un problème d’échecs ou n’importe laquelle des machinations et des stratégies auxquelles il était confronté quotidiennement dans l’exercice de ses fonctions. C’était une ruse intellectuelle fondée sur le pragmatisme et la stricte réalité de la politique au plus haut niveau. Pourtant, la lueur qu’elle avait allumée dans le regard de Clyntahn continuait de briller. Quoi qu’en pense le chancelier et quel que soit le cynisme dont pouvait au besoin faire preuve le Grand Inquisiteur, la ferveur manifeste dans le ton de ce dernier n’était pas feinte. Il adhérait à l’analyse de Trynair non par opportunisme, mais parce qu’il y croyait, lui aussi.
Pourquoi cela me fait-il si peur ? Je suis un vicaire de l’Église Mère, bon sang ! Quel que soit le chemin parcouru, nous savons ce que Dieu attend de nous, tout comme nous Le savons omnipotent et omniscient. Pourquoi ne se serait-Il pas servi de nos actes pour nous révéler la vérité sur Charis ? nous montrer à quel point Tellesberg est gangrenée ?
Il se passa quelque chose au fond du cœur et de l’âme de Rhobair Duchairn, et une autre pensée lui traversa l’esprit.
Il faut que j’y réfléchisse, que je m’accorde un temps de prière et de méditation de la Charte et des Commentaires. Peut-être Wylsynn et ses semblables ont-ils raison depuis le début. Peut-être sommes-nous devenus trop arrogants, trop attachés à notre pouvoir de princes séculiers. Et si les Charisiens n’étaient pas les seuls à qui Dieu ait décidé d’arracher leur masque ? Cette débâcle serait alors un miroir tendu par le Tout-Puissant pour nous révéler les conséquences potentielles de nos péchés et de notre orgueil sans bornes…
Le lieu et le moment auraient été mal choisis pour exprimer cette réflexion, qu’il lui faudrait encore mûrir à tête reposée. Et pourtant…
Pour la première fois depuis trop d’années, face à cet indéniable désastre, le vicaire Rhobair Duchairn se surprit à contempler les actions mystérieuses de Dieu par les yeux de la foi et non ceux de la cupidité méticuleuse et calculatrice.
.II.
Palais de la reine Sharleyan
Cherayth
Royaume de Chisholm
Des trompettes se firent entendre et un nuage de fumée s’épanouit autour des batteries protégeant le front de mer de la baie des Cerisiers tandis qu elles égrenaient un feu de salut de seize coups. Des oiseaux et des vouivres de mer indignés exprimèrent très clairement ce qu’ils pensaient de ce tohu-bohu en tournoyant dans le bleu printanier du ciel avec force piaillements rageurs. Venu d’au-delà de la péninsule connue sous le nom de Faucille abritant la baie et la ville de Cherayth des rudes intempéries qui agitaient souvent le nord de la mer de Chisholm, le vent d’est vivifiant soulevait sans effort ces volatiles.
La reine Sharleyan de Chisholm se tenait face à la fenêtre, en haut de la tour de messire Gérait, bâtie sur la façade orientée vers la mer du palais où vivait sa famille depuis deux siècles. Survolant du regard les alignements ordonnés de maisons de pierre, de rues, d’entrepôts et de quais de sa capitale, elle n’avait d’yeux que pour les quatre galions qui faisaient avec majesté leur entrée dans son port. Les hôtes ailés de la baie des Cerisiers avaient beau protester contre cette perturbation de leurs habitudes, ils n’avaient aucune idée de combien cela la bouleversait, elle.
Mince sans être menue, Sharleyan venait de passer les vingt-quatre ans. Quoi qu’en disent à l’occasion les rimailleurs de cour dans leurs poèmes ineptes et flagorneurs, ce n’était pas une belle femme. Elle attirait l’œil, sans aucun doute, avec son menton volontaire et son nez un peu trop proéminent, que d’aucuns allaient jusqu’à trouver un rien crochu. En revanche, ses cheveux noirs si foncés que des reflets bleus y dansaient parfois au soleil, si longs qu’ils lui arrivaient presque jusqu’à la taille quand elle les libérait, encadraient un visage mangé par d’immenses yeux marron étincelants qui arrivaient d’une certaine façon à persuader ses interlocuteurs de sa beauté. Sairah Hahlmyn, sa servante personnelle depuis ses neuf ans, et dame Mairah Lywkys, sa première dame d’honneur, avaient relevé cette masse capillaire en une coiffure complexe, tenue en place par des peignes incrustés de pierreries et par le léger cercle d’or de son diadème de réception. Les prunelles habituellement vives de la reine étaient sombres, fixes, inquiètes.
L’homme au visage fort et aux cheveux gris clairsemés qui se tenait à son côté, Mahrak Sandyrs, baron de Vermont, mesurait au moins huit ou neuf pouces de plus qu’elle. Contrairement à ce qu’on aurait pu croire au regard de sa jeunesse, Sharleyan était reine de Chisholm depuis près de douze ans et Vermont avait toujours été son premier conseiller. Ils avaient essuyé ensemble bien des tempêtes politiques, mais ni l’un ni l’autre n’avaient jamais imaginé vivre un ouragan semblable à celui qui avait balayé la moitié de Sanctuaire au cours des six derniers mois.
— Je n’arrive pas à croire que nous ayons accepté, dit-elle, le regard rivé sur le galion de tête guidé vers son mouillage par une galère pavoisée de la Marine royale de Chisholm. C’est de la folie ! Vous le savez, n’est-ce pas, Mahrak ?
— Il me semble vous avoir précisément fait cette objection quand vous avez décidé de vous jeter à l’eau, Votre Majesté, répondit malicieusement Vermont.
— Un premier conseiller digne de ce nom aurait assumé la responsabilité de la démence passagère de sa souveraine, décréta Sharleyan avec sévérité.
— Oh ! je vous promets de le faire… en public, Votre Majesté.
— Mais pas en privé, visiblement.
Son sourire ne suffit pas à dissimuler son anxiété à cet homme qui la connaissait depuis ses premiers pas.
— Non, pas en privé, dit-il, de l’aménité dans la voix.
Il lui posa doucement la main sur l’épaule. Jamais il ne se serait autorisé un tel geste devant des tiers. Dans l’intimité, en revanche, il était inutile de dissimuler que la jeune reine était depuis longtemps devenue pour lui la fille qu’il n’avait jamais eue.
— Vous est-il venu une autre idée sur ce que cela cache ? demanda-t-eile.
— Rien que nous n’ayons déjà discuté jusqu’à plus soif, Votre Majesté.
Elle fit la grimace sans quitter des yeux les navires en approche.
Ils en avaient effectivement « discuté jusqu’à plus soif », songea-t-elle. Ni Vermont ni elle – ni ses autres hommes de confiance – n’avaient élaboré de théorie satisfaisante. Certains de ses conseillers, ceux qui s’étaient prononcés avec le plus d’énergie en défaveur de la rencontre imminente, affirmaient qu’il s’agissait d’un piège conçu pour attirer – ou pousser – encore plus Chisholm dans le bourbier charisien. Sharleyan ne savait pas trop ce qui l’empêchait de croire à cette interprétation, pourtant frappée au coin du bon sens. La restitution « spontanée » de ses bâtiments de guerre après leur reddition avait déjà dû jeter un voile de suspicion sur son royaume aux yeux du Groupe des quatre. Qu’elle ait osé recevoir messire Samyl Tyrnyr en tant qu’ambassadeur du roi Cayleb en Chisholm alors que – détail gênant – leurs deux États étaient officiellement en guerre n’avait pu que renforcer cette méfiance. Et maintenant, cette visite…
Quelque chose me dit que le fait de rendre les honneurs à des navires de guerre charisiens dans le port de ma propre capitale et d’accueillir le premier conseiller de Charis en tant qu’émissaire personnel de Cayleb ne m’attirera pas les faveurs de ce porc de Clyntahn, songea-t-elle. Les prophètes de malheur ont raison sur ce point, en tout cas. D’un autre côté, que pourrait-il encore nous arriver de pire ?
Ce n’était pas une question abstraite, dans ces circonstances. Elle en avait la certitude, le Groupe des quatre n’était pas dupe du peu d’empressement montré par ses amiraux et elle après la réception des ordres leur enjoignant de soutenir Hektor de Corisande contre Charis. Pour tout dire, il aurait été étonnant que Sharleyan se précipite à son aide, étant donné que Hektor lui vouait une haine encore plus farouche qu’à Haarahld VII et qu’elle-même éprouvait encore plus d’animosité à son égard que lui au sien. Cependant, même quelqu’un d’aussi rompu aux réalités de la politique que le chancelier Trynair avait dû trouver un peu gros que tant de ses navires aient capitulé sans une égratignure. Cayleb avait fait preuve d’une grande habileté en se montrant assez « généreux » pour lui retourner ses bâtiments sans exiger de réparation pour le rôle qu’elle avait joué dans l’attaque qui avait coûté la vie à son père et à des milliers de ses sujets.
Elle aurait voulu lui tenir rigueur de cette manœuvre délibérée qui ne pouvait qu’attirer sur elle la colère des quatre vicaires. Après ce geste « spontané » de Cayleb, ce qui n’avait été au départ qu’une volonté de « coopérer » le plus timidement possible avec Hektor pour conserver à Chisholm sa puissance militaire commençait à ressembler dangereusement à une collusion active avec Charis. Personne au Temple ne le pardonnerait à Sharleyan. À terme, les conséquences risquaient de se révéler dévastatrices pour son royaume.
Pourtant, elle ne pouvait pas reprocher à son homologue charisien d’avoir fait exactement ce qu elle aurait elle-même entrepris si les rôles avaient été inversés. Du point de vue de Cayleb, tout ce qui était susceptible de détourner un tant soit peu l’attention et les ressources du Groupe des quatre de son royaume devait être tenté. De même, tout moyen de pression à sa disposition pour encourager Chisholm à s’allier à lui plutôt que contre lui valait la peine d’être essayé. En définitive, plus qu’un quelconque ressentiment, elle éprouvait surtout une admiration sincère pour le brio avec lequel Cayleb l’avait compris.
Ne te mens pas à toi-même, Sharleyan, se dit-elle. Tu aurais préféré dès le début te ranger du côté de Charis plutôt que t’« allier » à Hektor et à Nahrmahn. Tu le sais très bien : si Haarahld avait eu à tes yeux une seule possibilité d’en réchapper, tu lui aurais aussitôt proposé un pacte. C’est ce qui t’a fait accepter le « cadeau » de Cayleb quand il t’a rendu tes galères. C’est aussi pour cela que tu ne t’es pas opposée à ce qu’il fasse venir Tyrnyr à Cherayth. Au fond, tu préfères Charis à Corisande, non ? En outre, il n’est pas exclu que Cayleb ait une chance de survivre à cet affrontement, voire de l’emporter.
En regardant les galions symbolisant cette chance de victoire s’approcher sans hâte de leur mouillage, elle se demanda ce qu’était sur le point de lui annoncer le comte de Havre-Gris après une si longue traversée.
C’était la troisième fois que Rayjhis Yowance se rendait à Cherayth, même si ses deux premières visites s’étaient faites en qualité d’officier de la Marine royale de Charis, et non de premier conseiller du royaume. Un tel dignitaire, en effet, ne quittait jamais son pays. Voilà pourquoi il existait des gens appelés « ambassadeurs », à qui il revenait de voyager, les devoirs d’un premier conseiller lui interdisant de se lancer dans d’improbables quêtes chimériques.
Évidemment ! grogna-t-il en son for intérieur. C’est ce qui explique ta présence, pas vrai, Rayjhis ?
Il fit de son mieux pour ne pas sourire en emboîtant le pas au chambellan dans un couloir du palais. Si obligeante que se soit montrée Sharleyan, il aurait été déplacé de donner à croire qu’il trouvait motif à amusement dans son acceptation de le rencontrer. Surtout en privé, accompagnée de son seul premier conseiller. D’autant plus qu’elle n’avait pas eu une quinquaine pour s’y préparer, tant il avait suivi de près le messager annonçant sa venue.
Cayleb ressemble beaucoup à son père, mais il a tout de même un style bien à lui… et beaucoup trop d’énergie pour un vieil homme de mon acabit, songea Havre-Gris. Je commence à comprendre ce que disaient Merlin et Domynyk quand ils cherchaient à canaliser son énergie en mer. Il est loin d’être aussi impulsif qu’il le paraît parfois, mais Merlin n’a pas tort. S’il a le choix entre deux solutions à un problème, il optera toujours pour la plus audacieuse. Et, une fois qu’il a pris une décision, il n’est pas du genre à perdre du temps !
Il y avait pire trait de caractère à rencontrer chez un souverain, surtout quand son royaume était engagé dans une lutte pour sa survie. Cependant, il devenait difficile de suivre son rythme.
Le chambellan ralentit, regarda le Charisien par-dessus son épaule avec un air soigneusement étudié pour dissimuler ce qu’il pensait des décisions de sa reine, puis prit un dernier tournant et s’arrêta.
Deux gardes, des sergents parés de l’argent et du bleu roi de Chisholm, étaient postés devant la porte. Ils affichaient une physionomie beaucoup moins neutre que celle du chambellan. De toute évidence, ils éprouvaient de vives réticences à l’idée de laisser se présenter devant leur reine le premier conseiller du royaume dont la marine venait de réduire en petit bois une partie non négligeable de la flotte de leur pays. Qu’ils aient en outre reçu l’ordre de rester à l’extérieur de la salle d’audience n’était pas pour leur plaire davantage, sans parler de l’interdiction qui leur avait été faite de fouiller ou de désarmer Havre-Gris.
Le comte avait bien conscience de leurs probables arrière-pensées. Il compatissait du reste avec eux du fond du cœur. Aussi prit-il une décision rapide.
— Un instant, s’il vous plaît, lança-t-il à la seconde où le chambellan allait frapper à la porte de bois verni.
Le domestique eut l’air surpris et Havre-Gris lui adressa un sourire gêné. Il fit alors passer le baudrier de son épée d’apparat par-dessus sa tête et tendit son arme dans son fourreau au plus proche des deux gardes, qui écarquilla les yeux en acceptant l’objet. Havre-Gris décrocha son poignard de sa ceinture et le remit lui aussi au soldat.
L’expression des factionnaires changea dès que l’étranger leur eut abandonné les lames qu’il leur avait été interdit de lui ôter. Ils n’avaient toujours pas l’air enthousiasmés à l’idée de cette réunion, mais le plus âgé des deux s’inclina profondément devant Havre-Gris en reconnaissance de cette concession.
— Merci, Votre Grandeur, dit-il avant de se redresser et de frapper personnellement à la porte. Le comte de Havre-Gris est arrivé, Votre Majesté.
— Eh bien, faites-le entrer dans ce cas, Edwyrd, fit une voix mélodieuse de soprano.
Le garde ouvrit la porte et se mit sur le côté.
Havre-Gris passa devant lui avec un murmure de remerciement et se retrouva dans une salle d’audience lambrissée. À défaut de fenêtres, des lampes suspendues dispensaient une vive clarté et un feu craquait dans la cheminée. Ce n’était pas un énorme brasier, d’autant que l’âtre aurait pu accueillir presque toute une vergue de hune. Cependant, le visiteur se surprit à en apprécier la chaleur. C’était déjà le printemps en Chisholm, mais Cherayth se trouvait à plus de deux milliers de milles au nord de l’équateur et la température y était très basse pour le sang charisien du comte.
Il remonta tranquillement le tapis bleu roi en regardant droit devant lui. Le siège de Sharleyan était trop simple pour être qualifié de « trône », mais il était posé sur une estrade juste assez haute pour bien faire comprendre au nouveau venu qu’il avait affaire à une tête couronnée, même si elle avait choisi de le recevoir sans trop de cérémonie. Le baron de Vermont se tenait auprès d’elle, ses yeux vifs braqués sur Havre-Gris. Sharleyan fronça les sourcils.
— Votre Grandeur, commença-t-elle sans lui laisser le temps d’ouvrir la bouche. (Sa voix était devenue moins musicale et beaucoup plus dure qu’auparavant.) J’avais expressément ordonné qu’on vous autorise à garder vos armes !
— J’en suis bien conscient, Votre Majesté (il s’arrêta devant elle, s’inclina, puis se redressa) et je vous remercie de votre amabilité. Néanmoins, j’ai remarqué en arrivant combien vos gardes semblaient mal à l’aise. Ils ont fait montre d’une courtoisie exemplaire et n’ont donné aucun signe, verbal ou gestuel, de vouloir vous désobéir, mais j’ai senti qu’il serait grossier de ma part de leur causer un tel tourment. Leur dévotion à votre égard était manifeste, de celles que j’ai déjà pu observer dans d’autres cours, aussi ai-je choisi de leur remettre mes lames, même s’ils ne me les avaient pas réclamées.
— Je vois. (Sharleyan se renfonça dans son siège, l’observa d’un regard songeur, puis esquissa un sourire.) C’était un geste très aimable de votre part. Si vous n’avez pas pris ombrage de notre accueil, alors, au nom de mes gardes – qui me sont en effet très dévoués –, je vous remercie.
Havre-Gris fit une nouvelle révérence et Sharleyan jeta un coup d’œil à Vermont avant de reporter son attention sur le Charisien.
— Vous comprendrez, j’en suis sûre, Votre Grandeur, que le baron de Vermont et moi-même sommes partagés à l’idée de votre présence en ce palais. Je sais gré à votre roi de m’avoir restitué mes navires et mes marins, d’avoir offert à ceux-ci un traitement honorable en tant que prisonniers de Charis et d’avoir renoncé à exiger de nous quelque réparation que ce soit, mais je sais aussi qu’aucune de ces décisions n’a été prise dans l’ignorance de leurs conséquences pratiques, notamment en ce qui concerne les exigences – et les soupçons – des très insistants Chevaliers des Terres du Temple.
Elle sourit d’un air pincé en reconnaissant pour la première fois avoir été contrainte par le Groupe des quatre à se joindre aux ennemis de Charis. Havre-Gris lui sourit à son tour.
— Vous m’en voyez navré, Votre Majesté, mais l’honnêteté m’oblige à vous avouer que mon roi a longuement pesé le pour et le contre avant de vous rendre vos bâtiments. En effet, il avait bien conscience des inévitables répercussions de son geste. Il peut paraître cavalier de sa part de vous avoir mise dans cette situation, mais n’oubliez pas que vous apparteniez alors à une alliance qui venait d’attaquer son royaume sans avertissement ni provocation et (il la regarda droit dans les yeux, la mine soudain sévère) de tuer son père.
Le visage de Sharleyan se referma. Non sous le coup de la colère, même si Havre-Gris en décela dans ses traits, mais de la douleur. La douleur du souvenir ravivé par ce rappel indirect de la façon dont son propre père était mort dans une bataille contre des « pirates » à la solde de Hektor de Corisande quand elle n’était encore qu’une enfant.
— Quoi qu’il en soit, poursuivit-il, comme messire Samyl vous l’a certainement rapporté, le roi Cayleb nourrit un désir sincère de voir en Chisholm un ami et un allié plutôt qu’un ennemi. Votre royaume et le sien ont beaucoup en commun et peu de motifs de dissension, au-delà des machinations et des revendications de leurs ennemis naturels. Très franchement, Votre Majesté et mon roi ont toutes les raisons du monde de haïr Hektor de Corisande et de le considérer comme une menace mortelle pour votre sécurité. Enfin, pour me montrer encore plus franc (il la regarda de nouveau droit dans les yeux), le Grand Inquisiteur Clyntahn éprouve autant de suspicion pour nos deux pays. Si Charis venait à tomber au seul titre de l’arrogance et de l’intolérance aveugle du Groupe des quatre, ce ne serait qu’une question de temps avant que Chisholm soit victime du même sort.
Les traits de Sharleyan s’adoucirent au point de perdre toute expression. Havre-Gris n’était décidément pas dupe de la manière dont elle avait été poussée à se ranger au côté de Hektor.
— Mon roi m’a demandé de me montrer direct à ce propos, Votre Majesté, lui dit-il de façon très superflue au regard de sa dernière phrase. Pour on ne sait quelle raison, le Groupe des quatre a décidé au nom de l’Église que Charis devait être anéantie. Nul ne nous a reproché de nous tromper sur une quelconque doctrine ou pratique. Personne ne nous a sommés de nous expliquer sur nos actions ni ne nous a accusés d’avoir enfreint la loi de l’Église ou les Proscriptions. À aucun moment il ne nous a été donné l’occasion de nous défendre devant un tribunal. Les Quatre ont simplement décidé de nous détruire. De brûler nos villes. De violer et assassiner notre peuple. Et ils vous ont obligée, vous, à vous allier au pire ennemi de votre royaume pour l’aider à mener cet assaut.
» Mon roi comprend que vous ayez pensé n’avoir d’autre choix que de vous soumettre aux pressions exercées sur vous. Il ne vous reproche pas votre décision et reste persuadé que vous n’avez jamais éprouvé que des regrets et de la peine à l’idée d’attaquer son royaume. Cependant, il sait aussi que, si le Groupe des quatre a pu se livrer à de telles exactions, alors aucun royaume, aucun État n’est en sécurité. Si, quels que soient les stratagèmes de pure forme employés pour masquer leur participation à une entreprise de meurtre et de rapine, des hommes dépravés et vénaux peuvent se servir du pouvoir de l’Église pour annihiler un royaume innocent, alors ils en useront un jour, aussi sûrement que le soleil se lève à l’est, pour infliger le même traitement à d’autres pays. Le vôtre y compris.
Il marqua une pause pour observer la reine et son premier conseiller. Chisholm se trouvait aussi loin du Temple que Charis. Sharleyan et Vermont savaient que la méfiance de Clyntahn à l’égard de Chisholm était presque aussi profonde que celle qu’il éprouvait envers Charis. C’était justement pour jouer sur cette suspicion instinctive que Cayleb avait restitué ses navires à la jeune souveraine. Ni celle-ci ni son bras droit ne pouvaient l’ignorer.
— Le fait est, Votre Majesté, reprit-il, qu’à partir du moment où un kraken a senti le goût du sang plus rien ne peut l’arrêter. Une fois que le Groupe des quatre – ou le vicaire Zhaspyr – sera venu à bout d’un royaume, il ne verra aucune raison de ne pas appliquer la même technique à tous les autres États pour lesquels il ressent de la défiance ou de la peur. C’est la voie sur laquelle le Groupe des quatre s’est engagé, et il ne s’arrêtera qu’au milieu des ruines fumantes de Charis et de Chisholm… sauf s’il en est empêché.
— Parce que votre roi et vous croyez possible d’arrêter ces hommes ? intervint pour la première fois le baron de Vermont, le regard absorbé.
Havre-Gris hocha la tête.
— Il le croit, oui, et moi aussi. Nous partageons avec Chisholm cet avantage de ne risquer de voir aucune armée franchir nos frontières à pied. Le Groupe des quatre ne peut pas nous attaquer sans marine et, comme vos « alliés » et vous en avez récemment fait l’expérience, la distance joue en faveur de la défense. Par ailleurs, vos amiraux et vos capitaines ont pu constater ce dont sont capables nos nouveaux modèles de bâtiments et de canons. Mon roi est persuadé qu’ensemble Charis et Chisholm pourraient effectivement s’opposer au Groupe des quatre.
— Soyons honnêtes un instant, Votre Grandeur, dit Sharleyan en se penchant, les sourcils froncés. Malgré tout ce qu’a pu écrire l’archevêque Maikel au grand-vicaire, nous ne parlons pas seulement du Groupe des quatre. Pour des raisons que je partage en partie, votre roi et son archevêque ont jugé bon de s’opposer au Temple en général et au grand-vicaire en particulier. Si Chisholm se range du côté de Charis contre Hektor et les Quatre, cette association finira par se muer en une alliance contre l’Église Mère tout entière. Contre le Conseil des vicaires et Erek XVII, le représentant consacré de Langhorne sur Sanctuaire. Votre roi y est-il prêt ? Prêt à défier l’Église, à provoquer un schisme irréparable et définitif au cœur du peuple de Dieu ?
— Votre Majesté, dit doucement Havre-Gris, la récente décision de Charis appartient à une très ancienne tradition. Ce n’était pas arrivé depuis cinq siècles, mais mon royaume n’a fait qu’exercer l’antique droit de nos ancêtres en nommant l’archevêque de son choix. Si cela fait de nous des schismatiques, alors soit. Nous ne nous attaquons pas à Dieu, Votre Majesté, mais à la corruption et à la décadence qui infestent Son Église, maux que nous combattrons en revanche jusqu’à la mort. Aussi mon roi m’a-t-il demandé de vous dire ceci à propos de sa décision et de tout ce qui en résultera de façon inéluctable : « Je ne puis autrement, me voici. »
Le silence se fit dans la salle d’audience tandis que Sharleyan et Vermont examinaient leur visiteur. Enfin, le baron se racla la gorge.
— Ce que vous dites de notre distance du Temple et de notre aptitude à nous défendre si nous joignons nos forces est peut-être vrai. La réaction de l’Église à votre provocation risque toutefois de mettre cette vérité à l’épreuve. À la tempête qui s’annonce, seul l’arbre le plus fort pourra espérer survivre. Dans un monde normal, Votre Grandeur, il serait légitime d’évoquer une alliance car, dans un monde normal, il y a toujours un lendemain. Les intérêts évoluent, les objectifs varient. L’allié de ce mois ou de cette année devient l’ennemi du mois prochain ou de l’année suivante. La danse continue mais les partenaires changent à chaque nouvel air.
» Mais ce que vous proposez, ce que propose votre roi, n’aura qu’un lendemain possible. Le Groupe des quatre et l’Église n’oublieront jamais, ni ne lui pardonneront, quelqu’un qui se serait opposé à eux, et ce pas uniquement à cause des calculs d’hommes corrompus. Depuis le jour de la création, l’Église est la gardienne de l’âme de ses fidèles. Elle proclame la volonté de Dieu et il existe en son sein des êtres de foi qui combattront jusqu’à la mort pour préserver sa souveraineté au nom du Seigneur, et non en celui d’une ambition dépravée. La guerre que vous suggérez de mener s’achèvera non par des traités et des négociations entre diplomates dansant au rythme que nous connaissons tous, mais par une défaite ou une victoire totale. Il ne peut y avoir d’issue moins radicale pour l’un ou l’autre camp, car l’Église ne cédera pas. Elle n’acceptera jamais d’autre victoire que celle qui restaurera sa suprématie en tant qu’épouse de Dieu. Enfin, elle ne se résoudra à aucune alliance conventionnelle, à partenaires variables. Par conséquent, si Charis veut avoir un espoir de l’emporter, ses propres pactes devront être tout aussi fermes, tout aussi définitifs.
— Votre Seigneurie, répondit Havre-Gris, il ne s’agit pas d’une guerre que nous « suggérerions » de mener, mais d’une guerre qui a déjà commencé, que nous voulions y prendre part ou non. Vous ne vous trompez aucunement sur les enjeux de ce conflit, pas plus que sur la manière dont l’Église en envisagera la nature et les moyens de le poursuivre. Pourtant, nous espérons et croyons qu’avec le temps cet antagonisme prendra fin, qu’il ne devra pas obligatoirement se poursuivre jusqu’à ce que tous les représentants d’un des deux camps soient morts ou asservis. Personne en Charis ne s’imaginerait capable de prédire quelle forme prendra cette fin, ni quand elle arrivera, mais mon roi pense lui aussi que n’importe quelle alliance devra être assez ferme et permanente pour résister à cette mise à l’épreuve. À vrai dire, il croit que ce n’est pas à proprement parler d’une alliance dont nous aurons besoin.
— Pardon ?
Malgré toute sa bonne volonté, Sharleyan ne parvint pas à dissimuler sa stupéfaction. L’amusement de Havre-Gris se lut sur son visage.
— Comme vient de le dire le baron de Vermont, Votre Majesté, les alliances se font et se défont. Voilà pourquoi ce n’est pas une coalition politique que mon roi m’a demandé de vous proposer, mais un mariage.
Sharleyan bondit sur son siège, les yeux écarquillés. Vermont prit une brusque inspiration. La surprise de la reine était manifeste, mais Havre-Gris se demanda en regardant le premier conseiller chisholmois si celui-ci n’avait pas deviné dès le départ ce que Cayleb avait à l’esprit.
— J’ai apporté des lettres personnelles du roi Cayleb et des documents exposant son initiative, Votre Majesté, poursuivit le comte en surveillant la physionomie de Vermont. Au fond, une fois débarrassés de leurs tournures juridiques ronflantes, ils sont très simples. Ce que vous propose mon souverain, c’est l’unification de vos deux royaumes par le mariage. Vous conserveriez la couronne de Chisholm et lui celle de Charis pour le restant de vos jours. Si l’un d’entre vous venait à décéder avant l’autre, le conjoint survivant porterait les deux couronnes jusqu’à sa mort. Dès lors, ces deux couronnes seraient transmises à l’un des héritiers issus de votre union. Une marine, une armée et un Parlement impériaux seraient créés pour protéger et gouverner de concert vos deux royaumes pendant toute la durée de votre vie et au-delà. Les pairs de Charis et de Chisholm siégeraient à la Chambre haute du Parlement. Quant à la Chambre basse, elle serait composée de représentants élus issus de vos deux pays.
Il se tut, croisa le regard de Sharleyan, puis s’inclina avant de reprendre la parole.
— Je suis bien conscient, de même que mon roi, de ce que personne en Chisholm n’ait jamais envisagé un tel bouleversement des relations entre votre royaume et Charis. Pareille décision ne saurait être prise par une seule personne en un seul jour, même si cette personne se trouve être un roi ou une reine. En outre, la menace qui pèserait dès lors sur votre royaume n’est pas de nature à être prise à la légère.
» Toutefois, ce danger guette déjà tant Charis que Chisholm. Nous pouvons y faire face ensemble ou séparément. Mon roi juge meilleures nos chances de survie et de victoire si nous nous unissons, et sa proposition représente la plus forte garantie qu’il puisse offrir que, si nous affrontons ensemble ce péril, nous continuerons ensemble à nous battre jusqu’à la victoire ou tout autre issue qui nous attende.
.III.
Fonderie d’Ehdwyrd Howsmyn
Delthak
Comté de Haut-Roc
Royaume de Charis
— Alors, cette journée ? s’enquit Raiyan Mychail avec bonne humeur en entrant dans le bureau d’Ehdwyrd Howsmyn.
— Mouvementée, répondit Howsmyn avec un grand sourire en se levant pour serrer l’avant-bras de son partenaire commercial de longue date. D’un autre côté, je connais de pires raisons de souffrir de la migraine.
— C’est vrai, fit Mychail en lui retournant son sourire. Le son de ces pièces d’or qui tombent tous les soirs dans ma cassette me remplit d’aise !
Les deux hommes éclatèrent de rire et Howsmyn désigna la fenêtre d’un coup de menton. Ils s’en approchèrent pour regarder à travers. Mychail recouvra son sérieux et secoua la tête.
— J’ai du mal à croire qu’il y a de cela deux ans vous n’aviez ici rien de plus qu’un petit fourneau et toute une étendue de terre nue.
— C’est ce que je me dis sans cesse, admit Howsmyn. Comme vous, je ne trouve rien à redire aux richesses que j’engrange ainsi. Cependant…
Il secoua la tête avec beaucoup moins de gaieté que Mychail.
Son ami plus âgé ne répondit pas tout de suite. Il resta debout devant l’ouverture en observant ce qui était sans doute l’une des plus grandes fonderies du monde entier, sinon la plus grande.
Le nouveau site en pleine expansion de Howsmyn s’étendait sur la rive occidentale du lac d’Ithmyn, le vaste bassin formé au confluent de la Selmyn et du bras ouest du Delthak, dans le comté de Haut-Roc. Cette branche du fleuve formait un torrent tumultueux qui coulait des monts Hanth du Sud et dont les fréquentes successions de bas-fonds et de cascades n’autorisaient la circulation que de frêles embarcations sur de courtes distances. La partie la plus basse du Delthak, en revanche, se prêtait parfaitement à la navigation de galions entre le lac d’Ithmyn et Larek, le port modeste – pour l’instant – sis à l’embouchure du fleuve, soixante-quatre milles au sud. La présence de cette voie navigable avait largement pesé dans la balance lorsque Howsmyn avait décidé d’acheter ces terres au comte de Haut-Roc. En effet, elle permettait aux navires de remonter le fleuve à la voile de la baie de Howell jusqu’à chez lui. La présence d’abondants gisements de minerai de fer de très bonne qualité dans les montagnes à l’ouest avait compté aussi, bien sûr, mais le nouveau propriétaire n’avait pas fait grand-chose pour développer son site avant que survienne en Charis un besoin soudain d’une énorme quantité de pièces d’artillerie.
Les ingénieurs au service de Howsmyn avaient déjà lancé la construction de plusieurs écluses destinées à améliorer la navigabilité du Delthak occidental et à faciliter l’extraction du fer des montagnes. D’autres techniciens étaient à l’œuvre en aval et une grande partie du courant avait déjà été détournée par le biais d’un ensemble de barrages et de conduites, une armée d’ouvriers s’employant ainsi à créer tout un système de retenue des flots. Des aqueducs puis des canaux acheminaient l’eau des bassins vers une vingtaine de roues à aubes alimentées par le bas qui entraînaient sans relâche, à gros bouillons, le matériel installé par les mécaniciens de Howsmyn, et de nouvelles voies étaient en cours d’aménagement. De la fumée montait des hauts-fourneaux et des fonderies. Sous les yeux de Mychail, une équipe de manœuvres perça le creuset d’un four à réverbère. Le métal fondu – du fer forgé, plus souple et plus malléable que la fonte – gicla par l’ouverture avec une fureur incandescente pour être recueilli dans une poche de coulée.
Ailleurs, un réceptacle beaucoup plus imposant, plein de métal fondu, avançait sans un à-coup vers les moules. Le récipient était suspendu à une structure de fer elle-même installée sur un impressionnant chariot de plusieurs tonnes. Au lieu d’être lisses, comme on aurait pu s’y attendre, les roues du chariot présentaient des flasques qui garantissaient le guidage du véhicule le long des rails reliant les fourneaux aux autres installations de la fonderie. Des dragons de trait tiraient avec vigueur sur leur collier pour déplacer leur fardeau. Mychail prit une profonde inspiration.
— Croyez-moi, je comprends, lâcha-t-il d’une voix calme. Quand je vois tout cela (il eut un geste de la tête en direction de l’activité grouillante et incroyablement sonore qui régnait sous la fenêtre de Howsmyn), je ressens un fantastique élan d’optimisme. Et ensuite je pense au fait que le Groupe des quatre a les ressources de tous les royaumes continentaux à sa disposition. Cela fait beaucoup de fonderies, Ehdwyrd, même si aucune n’arrive à la cheville de ce dont vous vous montrez capable ici.
Toutes les techniques employées à Delthak étaient connues des maîtres de forge pratiquement depuis la création. Cependant, compte tenu des besoins modestes en la matière, la majorité du fer produit jusqu’alors ne l’avait été qu’à une échelle beaucoup plus réduite, et sans le recours continu à la puissance des roues à aubes en rotation perpétuelle que Howsmyn et ses mécaniciens avaient intégrées à cette fonderie.
Enfin, se corrigea Mychail, on peut tout de même noter quelques nouvelles techniques, pour être tout à fait honnête. Il faut donc s’estimer heureux qu’aucune n’ait fait l’objet d’un examen de compatibilité avec les Proscriptions.
Howsmyn était allé plus loin que quiconque dans sa recherche des moyens d’exploiter l’énergie générée par ses roues. L’une des conséquences de ses efforts était que ses fourneaux brûlaient à plus haute température. Il lui avait donc fallu trouver des matériaux plus réfractaires pour les construire, ce qui l’avait ensuite encouragé à augmenter encore la chaleur de ses creusets. Mychail était l’une des rares personnes à avoir connaissance du tout dernier projet de Howsmyn : une nouvelle amélioration du four à réverbère faisant appel aux gaz d’échappement pour préchauffer les conduites d’aération du fourneau. Si Mychail ne se trompait pas, le taux de production allait encore grimper. Et si les prévisions les plus optimistes de Howsmyn se vérifiaient, celui-ci parviendrait peut-être à créer du véritable acier au lieu de simple fer forgé, et ce dans des quantités qu’aucun maître de forge n’avait jamais osé imaginer.
Fort heureusement, l’Église n’avait jamais cherché à régir les matériaux dont devaient être constituées les briques réfractaires, ni les températures auxquelles pouvait être chauffé un fourneau. Voilà pourquoi le gain d’efficacité des fonderies de Howsmyn était passé presque inaperçu aux yeux des Sanctuariens en général, et de l’Inquisition en particulier. Par ailleurs, l’utilisation plus large et plus innovante qu’il faisait de ses roues à aubes lui permettait elle aussi d’améliorer son rendement, de même que les laminoirs à engrenages et cannelures autorisaient la production de barres de fer d’une façon beaucoup plus rapide et plus économique que selon les méthodes traditionnelles de martelage ou de découpe de plaques.
— Votre rendement est bien meilleur que le leur au regard de votre main-d’œuvre, poursuivit Mychail. Cependant, ils n’auront pas besoin de vous égaler sur ce plan s’ils peuvent vous écraser sous le nombre de leurs fonderies.
— Je sais. Croyez-moi, je le sais bien. D’un autre côté (Howsmyn leva la main pour désigner, au-delà du cercle extérieur des hauts-fourneaux, les murs et les fondations dénotant les travaux d’expansion en cours), d’ici à quatre mois, nous aurons augmenté de cinquante pour cent nos capacités actuelles de production. Sans oublier mes fonderies de Tellesberg et de Tirian que je vais également développer.
Mychail acquiesça et tourna la tête pour regarder un nouveau bâtiment de fret remonter le Delthak en provenance de Larek. En le voyant se diriger vers le groupe de navires déjà amarrés aux quais bâtis par Howsmyn sur les rives du lac, il se demanda ce qui se cachait dans ses soutes. Du coke pour les fourneaux ? du cuivre et de l’étain pour la production de bronze ? ou du bois de charpente, des briques et du ciment pour la construction des nouvelles installations ?
Des habitations destinées aux employés de Howsmyn sortaient aussi de terre. À l’instar de Mychail, le maître de forge croyait à l’importance de la qualité du logement de ses hommes. D’un pur point de vue égoïste, mieux la main-d’œuvre était logée, mieux elle suivrait les injonctions de Pasquale en matière d’hygiène, et donc mieux elle se porterait, ce qui se ressentirait dans sa productivité. Mais ce n’était pas tout ce qui comptait pour Ehdwyrd Howsmyn et Raiyan Mychail.
Ce dernier savait parfaitement que, même en Charis, trop de riches marchands et propriétaires de fabriques se moquaient du bien-être de leurs ouvriers. Howsmyn et lui abominaient cet état d’esprit. Mychail ne se gênait pas pour critiquer ouvertement cette exploitation de l’homme par l’homme depuis des décennies. Il supposait du reste que c’était l’une des raisons pour lesquelles le roi Haarahld avait fait appel à Howsmyn et à lui au moment de mettre en place l’infrastructure manufacturière nécessaire à la construction de sa nouvelle marine.
Ces imbéciles qui s’évertuent à extraire de leurs travailleurs jusqu’au dernier sou méritent la loyauté qu’ils obtiennent en retour, puisqu’elle est absolument inexistante, songea-t-il, caustique. Il est amusant de voir combien la misère et le dévouement vont mal ensemble, non ? En revanche, veillez à proposer aux ouvriers un logement et des soins abordables, à proximité d’une école pour leurs enfants, en les payant assez pour qu’ils puissent se nourrir et se vêtir, tout en leur faisant savoir que vous êtes toujours à la recherche de contremaîtres et de chefs d’équipes parmi vos employés qui auraient l’intelligence et l’ambition nécessaires pour s’épanouir à votre service, alors vous serez récompensé au centuple par rapport à ce que vous auriez gagné en vous en tenant à une vision purement égoïste du métier.
C’était une leçon qu’Ehdwyrd Howsmyn n’était pas près d’oublier, même dans le contexte de la crise à laquelle était confronté tout le royaume. Il l’avait apprise de Mychail et était même allé un peu plus loin. Il avait mis en place pour ses ouvriers un fonds d’investissement qui leur permettait d’acheter une part des fonderies et des manufactures dans lesquelles ils travaillaient. Par ailleurs, sur chacun de ses sites, ses employés avaient le droit d’élire un représentant unique chargé de défendre leurs intérêts auprès de la direction. Ce délégué avait ensuite le droit de s’entretenir en tête à tête avec Howsmyn si les hommes qui l’avaient choisi jugeaient la situation assez grave pour l’exiger.
Jamais personne n’avait entendu parler d’une telle concession, même en Charis, avant que Howsmyn l’ait mise en place. Désormais, elle faisait tache d’huile, même au-delà de ses manufactures. Le vieil entrepreneur ressentit une bouffée de fierté quasi paternelle en admirant ce complexe en expansion qui assurerait dans un avenir très proche à Ehdwyrd Howsmyn le statut d’homme le plus riche de Charis.
— Où en est votre production de canons ?
— Pas encore au niveau espéré… pour l’instant, répondit Howsmyn. C’était bien le sens de votre question, n’est-ce pas ?
— Plus ou moins.
— À vrai dire, entre ce site et mes autres fonderies, nous produisons un petit peu plus de deux cents pièces par mois. (Mychail haussa les sourcils et émit un sifflement silencieux, mais son cadet se contenta de secouer la tête.) C’est un chiffre global, Raiyan : canons longs, caronades, artillerie de campagne, loups, tout compris. Nous assurons en ce moment plus de la moitié de la production totale du royaume mais, pour être honnête, nous ne pourrons pas accélérer de beaucoup notre rythme de fabrication de pièces de bronze, tout simplement par manque de cuivre et d’étain. Bien sûr, le rendement des mines augmente très vite grâce à la nouvelle poudre qui s’applique aussi bien à l’artillerie qu’au travail d’extraction, mais nous risquons malgré tout de nous heurter à un goulot d’étranglement d’un moment à l’autre.
— Et les canons en fer ?
— Ça va beaucoup mieux de ce côté-là, affirma Howsmyn avec un sourire. Les gisements de fer que le comte de Haut-Roc voulait mettre en valeur commencent à avoir leur utilité, même si je n’avais jamais prévu de les exploiter moi-même. Je comptais en louer les droits, mais il s’est révélé plus simple d’embaucher des exploitants de mines expérimentés afin de les faire travailler pour moi. Nous n’atteindrons notre vitesse de croisière avec eux qu’une fois les canaux achevés, bien sûr, mais quand ce sera le cas la production devrait grimper en flèche. Évidemment, jamais je n’aurais pu réaliser tout cela sans les contrats d’artillerie signés avec la Couronne.
— Évidemment, répéta Mychail.
Lui aussi avait vécu la même chose. La production de ses corderies avait connu une hausse de trois cents pour cent et ses fabriques de textiles se développaient à plus vive allure encore.
Grâce aux égreneuses de coton, la fibre brute était désormais disponible en quantités gigantesques. Par ailleurs, les machines à filer et les métiers à tisser entraînés par l’énergie hydraulique que les « suggestions » de Merlin avaient permis de mettre au point offraient une productivité stupéfiante pour quiconque ne connaissait que les méthodes traditionnelles. Les nouvelles étaient beaucoup plus dangereuses pour les ouvriers, toutefois. Howsmyn faisait tout son possible pour limiter les possibilités d’accident, mais le nombre et la longueur des arbres et des courroies de transmission étaient tout simplement inimaginables. Chaque pied de la chaîne représentait un risque potentiel de fracture ou d’amputation. Quant aux installations automatisées, elles pouvaient infliger une invalidité permanente à quiconque relâchait son attention ne serait-ce qu’un instant.
Enfin, Ehdwyrd et ses assistants connaissent ce problème depuis des années. Nous autres devrons nous en accommoder à notre tour, je suppose.
Même s’il savait cet argument inattaquable, cela ne le consolait pas des blessures déjà subies par les hommes et les femmes qui travaillaient sur ce nouveau matériel. Heureusement, Howsmyn et lui avaient financé de robustes programmes de pensions pour les manœuvres victimes d’accidents sur leur lieu de travail. En outre, au contraire de certains concurrents, ils n’avaient jamais envisagé d’employer des enfants dans leurs nouvelles fabriques.
Nous ne serons pas aussi affectés que d’autres quand les nouvelles lois de la Couronne interdisant le travail des gamins entreront en vigueur l’an prochain, songea-t-il avec une satisfaction indéniable.
Howsmyn et lui s’étaient battus avec détermination pour les faire appliquer sur-le-champ. Cayleb s’était même montré prêt à les suivre, mais son Conseil l’avait persuadé de concéder une période d’adaptation.
Quoi qu’il en soit, malgré tous les inconvénients de ces nouvelles technologies, leurs avantages étaient incroyables. Les textiles que fabriquait Mychail lui revenaient, au bas mot, quatre fois moins cher qu’avant l’intervention de Merlin. Même en comptant tous les investissements consentis, cela se ressentirait d’une manière très prononcée au niveau de son bénéfice net. Ses agents commerciaux et lui entendaient déjà les hurlements scandalisés de ses concurrents continentaux, l’industrie textile charisienne commençant d’inonder « leurs » marchés avec des produits de qualité proposés, en dépit des frais de transport, à des prix sur lesquels ils étaient incapables de s’aligner.
Et pourtant, nous n’exportons pas beaucoup de toile en ce moment, se rappela-t-il avec un rire sardonique intérieur.
La Marine royale de Charis achetait tous les bouts de laizes qui sortaient de ses fabriques. À mesure qu’entraient en service de nouveaux métiers à tisser hydrauliques, la supériorité de ses tissus se faisait de plus en plus évidente. Grâce à leur trame plus serrée, ces nouveaux textiles permettaient de fabriquer des voiles plus efficaces et plus résistantes. Cet avantage, combiné à celui du doublage en cuivre de protection – dont Howsmyn continuait de fournir l’essentiel de la matière première – contre les tarets et autres parasites, expliquait la vitesse dont étaient désormais capables les navires charisiens.
La demande dépassait de loin ses capacités et la Marine avait la priorité sur toute sa toile. Par conséquent, la plupart des navires marchands du royaume devaient se contenter des anciens tissages, plus lâches. Toutefois, les entreprises de Mychail se développaient presque au même rythme que celles de Howsmyn. Il ne tarderait donc pas à être en mesure de satisfaire également le marché civil, ce qui le faisait trépigner d’impatience.
— Avez-vous résolu vos problèmes de fabrication des canons à base de minerai de fer ?
— À vrai dire, nous en avons eu beaucoup moins que je le craignais. Pour les pièces en fonte, en tout cas. Je ne dis pas que c’est aussi facile avec le fer qu’avec le bronze, mais nous avons réussi à adapter à l’artillerie nos techniques de coulage de cloches d’une manière très satisfaisante. Je commence à tâter aussi du fer forgé, mais cela reste trop cher pour l’instant. C’est un métal très gourmand en coke et la nécessité de le fondre plusieurs fois multiplie les frais de production. Sans compter qu’il faut ensuite extraire les scories du minerai en le martelant. Même avec nos nouveaux marteaux hydrauliques, plus lourds, cela prend un temps terrible, qui grossit encore nos coûts. Si je pouvais trouver un moyen de faire tout cela d’une façon plus efficace…
Il se tut en examinant, les sourcils froncés, une scène qu’il était seul à voir. Il se ressaisit.
— Nous devrions réussir à réduire nos coûts de production du fer forgé, disons au niveau du double du prix du bronze, même si je me montre peut-être un peu trop optimiste. Dans l’intervalle, la fonte restera beaucoup moins chère que le bronze, et nous maîtrisons désormais, me semble-t-il, la fabrication de bouches à feu dans cet alliage.
— Je vous crois sur parole, affirma Mychail. Je ne suis pas spécialiste de la métallurgie, après tout.
— Bien sûr. (Howsmyn se tourna vers la fenêtre, la mine soucieuse.) Vous savez, ce que Merlin s’emploie notamment à faire, c’est à changer notre manière à tous de réfléchir à ce genre de choses.
— Où voulez-vous en venir ?
Mychail s’était exprimé sur le ton de l’acquiescement, mais il coula tout de même un regard en coin à son ami plus jeune, un sourcil levé.
— J’en ai parlé avec Rahzhyr Mahklyn au Collège royal, répondit Howsmyn. J’ai toujours été à la recherche de moyens d’améliorer ma productivité, mon efficacité, mais… je ne sais pas. Je ne procédais même pas par essais successifs, mais simplement par identification des possibilités évidentes au cœur des techniques autorisées existantes. À présent, je réfléchis sans cesse aux raisons qui font qu’une méthode fonctionne mieux qu’une autre. Qu’est-ce qui rend une technique donnée supérieure à une autre ? Par exemple, je sais que le fait de brasser la fonte permet de regrouper les impuretés dans le laitier et d’obtenir ainsi du fer forgé. Mais pourquoi ne peut-on pas atteindre le même résultat en remuant le fer dans un creuset tout en le chauffant ? Et comment passer à l’étape suivante, à savoir produire de l’acier en lingots plus gros, plus pratiques ?
— Avez-vous la réponse à vos questions ?
— Pas encore, non. Pas à toutes, en tout cas ! J’ai parfois un peu peur des implications de ma réflexion. Il y a tant de gestes que nous accomplissons aujourd’hui pour la seule et unique raison qu’ils ne tombent pas sous le coup des Proscriptions… C’est une autre manière de dire que nous nous comportons comme nous l’avons toujours fait : utiliser du bronze et non du fer pour l’artillerie, par exemple. Bien sûr, le bronze a ses avantages, mais rien ne nous interdisait de passer au fer si nous le voulions. Or nous ne l’avons jamais fait.
— Vous dites en avoir discuté avec Rahzhyr. En avez-vous parlé à quelqu’un d’autre ? À monseigneur Maikel, par exemple ?
— Pas directement, non. (Howsmyn se détourna de la fenêtre pour faire face à son mentor et ami.) Ce n’est pas nécessaire, si ? L’archevêque est un homme très perspicace, Raiyan.
— C’est vrai. Pourtant, tout ce que vous évoquez, ces questions que vous vous posez… Vous rendez-vous compte de ce qu’en penserait quelqu’un comme Clyntahn ?
— Bien entendu. Je ne compte en parler à personne, du reste. Ce n’est pas pour rien que j’ai mis si longtemps à exprimer ces pensées, même à vous, vous savez ! Malgré tout ce qu’a pu dire l’archevêque, il sait très bien que ce schisme entre nous et le Temple cessera très vite d’avoir pour seul fondement la corruption du Conseil des vicaires. Vous l’avez compris, vous aussi, n’est-ce pas ?
— Ehdwyrd, je l’ai compris dès le jour où le seijin Merlin nous a exposé ses théories.
— Cela vous inquiète-t-il ?
— Parfois… (Mychail regarda par la fenêtre la fumée, l’air troublé par la chaleur, l’intense activité de la fonderie, puis se retourna vers Howsmyn.) Parfois. J’ai le double de votre âge, après tout. Par conséquent, je suis plus près que vous de m’expliquer avec Dieu et ses archanges. Cependant, le Seigneur ne nous a pas donné un cerveau pour que nous refusions de nous en servir. Mahklyn et le Collège ont tout à fait raison là-dessus. Quant à monseigneur Maikel, il a lui aussi raison de dire que nous devons faire des choix. C’est à nous qu’il appartient de reconnaître ce que Dieu attend de nous. Voilà pourquoi Il nous a donné le libre arbitre. Même l’Inquisition l’affirme. Si j’ai pris de mauvaises décisions, ce n’est qu’après avoir fait mon possible pour prendre les bonnes. J’espère seulement que Dieu le comprendra.
— Cette guerre va nous conduire sur des sentiers que Clyntahn et sa clique n’ont jamais imaginés. À vrai dire, je n’arrive pas à les imaginer. Mais j’essaie.
— C’est une évidence. En fait, il ne doit y avoir dans tout le royaume que deux personnes – peut-être trois – qui comprennent vraiment ce qui nous attend.
— Ah bon ? fit Howsmyn avec un sourire narquois. Laissez-moi réfléchir… L’archevêque, le roi et le mystérieux seijin Merlin ?
— Tout à fait, répondit Mychail avec la même expression.
— Il ne vous aura pas échappé, je suppose, que le jour où Clyntahn découvrira tout ce que Merlin nous a appris il l’accusera d’être un démon ?
— C’est certain. En revanche, j’éprouve beaucoup plus de respect pour le jugement et, plus encore, pour l’intégrité de monseigneur Maikel. Or lui a rencontré Merlin en chair et en os. D’ailleurs, quand le roi Haarahld s’est-il trompé sur quelqu’un pour la dernière fois ? (Mychail secoua la tête.) Je fais davantage confiance à ces deux hommes – et au roi Cayleb, bien sûr – qu’à ce porc de Sion, Ehdwyrd. Si je me trompe, je serai au moins en meilleure compagnie en enfer qu’au paradis !
Les yeux de Howsmyn s’écarquillèrent d’une façon presque imperceptible face à la brusque franchise de son ami. Il pouffa de rire.
— Faites-moi plaisir, Raiyan… Ne redites jamais ça à personne, d’accord ?
— Je suis plus vieux que vous, Ehdwyrd, mais je ne suis pas encore sénile.
— Voilà qui est réconfortant !
— N’est-ce pas ? (Mychail partit d’un petit rire sarcastique, puis désigna la fenêtre d’un geste du menton.) Mais, pour en revenir à ma première question… les canons en fer offriront-ils les résultats escomptés ?
— Oh ! je n’en ai jamais douté, personnellement. Ils seront plus lourds que ceux en bronze pour un même diamètre de boulet, bien sûr, mais ils seront aussi beaucoup moins chers. Et, surtout, ils ne puiseront pas dans nos réserves limitées de cuivre.
— Tout se présente bien, alors, dans l’ensemble ?
— En dehors du fait qu’il nous faudrait les produire au moins deux fois plus vite, vous voulez dire ? grogna Howsmyn.
— À part ça, bien entendu, acquiesça Mychail d’un air rieur.
— Je n’irais pas jusqu’à dire que ça se présente bien, non, répondit Howsmyn en recouvrant son sérieux. C’est tout de même une tâche colossale qui nous attend. Cependant, nous devrions mieux nous en sortir que je l’avais prévu. En ce qui concerne l’artillerie, le plus gros souci viendra de sa rivalité avec les fusils. Ces deux types d’armement sont très gourmands en fer et en acier, et nécessitent la même main-d’œuvre qualifiée. Nous formons de nouveaux ouvriers aussi vite que possible, mais cela reste problématique.
— D’autant plus qu’il faut empêcher la concurrence de les débaucher dès qu’ils sont formés, pas vrai ?
— Les mêmes krakens rôdent autour de nos installations, je vois…, fit Howsmyn avec un petit rire.
— Évidemment ! Il est tellement plus économique de laisser quelqu’un d’autre dégrossir ses employés avant de les récupérer…
— Je crois pourtant que cette stratégie ne porte pas toujours les fruits escomptés.
Il y avait eu des accents indéniables d’autosatisfaction, presque de suffisance, dans la voix de Howsmyn. Mychail éclata de rire.
— La stupidité de certains de nos estimés collègues ne laisse jamais de me surprendre, déclara le magnat du textile. Ou du moins celle qu’ils attribuent à leurs mécaniciens ! Croient-ils qu’un homme ou une femme capable de devenir un artisan qualifié y arrive sans posséder un cerveau en état de marche ? Nos ouvriers savent qu’ils ont tout intérêt à travailler pour nous plutôt que pour quelqu’un d’autre. Tous les travailleurs de Charis savent que nous avons toujours traité nos collaborateurs aussi bien que possible. Contrairement à d’autres employeurs, ce n’est pas un principe que nous avons décidé un beau matin de mettre en application, pour changer. Pas plus tard que la quinquaine dernière, cet idiot d’Erayksyn a essayé de me priver de deux de mes contremaîtres de ma manufacture de la rue des Tisserands.
Howsmyn poussa un grognement de mépris. Wyllym Erayksyn aurait très bien pu être un noble de Harchong, pour tout le souci qu’il manifestait envers sa main-d’œuvre. Howsmyn aurait même parié que les Harchongais s’inquiétaient davantage de leurs serfs qu’Erayksyn et ses semblables de leurs travailleurs prétendument libres.
— Je vois d’ici la réussite éclatante qu’a dû avoir cette démarche…
— C’est le moins qu’on puisse dire, répondit Mychail avec un maigre sourire qui se changea en une légère moue. Si seulement les entrepreneurs étaient moins nombreux à avoir cette attitude… Il faut dire que leur cupidité naturelle les attire forcément vers ces nouvelles voies d’enrichissement. Oh ! (il arrêta Howsmyn d’un geste de la main quand celui-ci voulut intervenir) je sais qu’Erayksyn est le pire de tous, mais vous ne nierez pas que beaucoup de nos concurrents partagent sa vision du métier. Leurs employés ne sont pour eux qu’une dépense de plus et non des êtres humains. Aussi s’efforcent-ils de réduire ces frais au maximum, au même titre que leurs autres charges.
— C’est ainsi qu’ils voient les choses en ce moment, mais je crains que ce comportement ne les mène pas bien loin. J’ai certes du mal à mettre la main sur tous les ouvriers qualifiés dont j’ai besoin – tout comme vous –, mais c’est uniquement à cause de leur rareté. Nous n’avons jamais éprouvé de difficultés à convaincre quelqu’un de travailler pour nous, et Erayksyn n’est pas le seul à découvrir qu’il n’est pas si facile de débaucher nos employés. Pensez à ce salopard de Kairee, avec ses airs de sainte-nitouche ! D’ailleurs, les quelques éléments que nos concurrents ont réussi à nous arracher n’étaient pas vraiment les meilleurs. Étant donné la pression qu’exercera l’innovation sur l’offre de main-d’œuvre qualifiée, le coût de celle-ci va beaucoup augmenter, quels que soient les efforts déployés par certains pour le réduire. Pourtant, si l’on tient compte de l’amélioration du rendement par employé, ces frais ne cesseront en fait de décliner. Quoi qu’il en soit, les gens tels qu’Erayksyn et Kairee vont vite s’apercevoir que les ouvriers qu’ils exploitent depuis si longtemps ne voudront plus travailler pour eux, mais pour vous et moi.
— J’espère que vous avez raison, répondit Mychail. Et je ne pense pas seulement à nos bénéfices…
— C’est vous qui m’avez appris à voir plus loin que le bout de mon nez. Et c’est vous aussi qui m’avez fait comprendre que, même si un homme est plus pauvre que moi, ce n’en est pas moins un homme, pourvu du même droit à sa dignité. (Howsmyn afficha une expression de sérieux inhabituelle en croisant le regard de son aîné.) C’est une leçon que j’espère ne jamais oublier, Mychail. Parce que, sinon, la personne que je deviendrai me plaira beaucoup moins que celle que je suis aujourd’hui.
Mychail ouvrit la bouche pour protester, mais se ravisa, préférant secouer légèrement la tête et serrer l’épaule de son ami. Le fabricant de textiles avait perdu ses deux fils près de vingt ans plus tôt, lorsque le galion sur lequel ils avaient embarqué avait sombré corps et biens. Par la suite, Howsmyn avait comblé le vide douloureux laissé dans la vie de Raiyan Mychail par cette double absence. Il était pour ainsi dire devenu un père de substitution pour les petits-enfants de Mychail, et sa femme leur tante d’adoption. Il avait embauché trois de ces garçons et leur enseignait le métier de maître de forge. Même en cherchant bien, Mychail n’aurait pu imaginer de meilleur professeur pour eux.
— Bref… Tout cela est édifiant, bien sûr, lâcha-t-il avec une légèreté de ton délibérée. Mais voici la raison officielle de ma visite : il nous faut déterminer comment organiser la direction du nouveau chantier naval de Tellesberg.
— Vous avez déjà réussi à mettre en place un partenariat ? s’étonna Howsmyn, les deux sourcils arqués.
Mychail hocha la tête.
— Une fois que Monts-de-Fer a annoncé que la Couronne mettrait sur la table quarante pour cent de l’investissement initial, ç’a été un jeu d’enfant.
— Qu’obtiendra Cayleb en échange de cette avance ?
Fervent patriote, Howsmyn n’en parut pas moins sceptique.
— Bien évidemment, la Marine aura un accès prioritaire aux cales de construction, répondit Mychail sans se démonter. Et nous serons sans doute fortement invités à accorder à Monts-de-Fer des réductions pour « famille nombreuse ». D’un autre côté, l’accord nous invite de façon explicite à racheter les parts de la Couronne. En l’espace de trois ou quatre ans – cinq, tout au plus –, nous devrions être les seuls propriétaires de ces chantiers.
— Je craignais un arrangement plus contraignant, pour tout vous dire. (Howsmyn se frotta le menton d’un air songeur, puis hocha la tête.) Ça me semble honnête. Enfin, je veux tout de même lire les contrats avant de les signer !
— Je n’en attendais pas moins de vous, affirma Mychail avec un sourire. Justement, j’en avais apporté une première ébauche, à tout hasard.
— « À tout hasard », hein ?
— Vous le savez, j’ai toujours été partisan de faire d’une pierre autant de coups que possible. À propos, l’une des raisons officieuses de ma visite était de vous rappeler que ce sera l’anniversaire de Styvyn la quinquaine prochaine. Alyx et Myldryd vous attendent pour dîner.
— Quoi ? La quinquaine prochaine ? (Howsmyn cligna des yeux.) Impossible ! On vient de le fêter, non ?
— Votre réaction prouve à elle seule que vous n’êtes plus aussi jeune que vous le croyez. Oui, la quinquaine prochaine. Il aura onze ans.
— Pourquoi ne pas avoir commencé par ça ? C’est infiniment plus important que mes petits soucis de coulage de canons ! Combien est-ce que j’ai de filleuls, d’après vous ? Vous n’avez pas non plus une offre illimitée d’arrière-petits-enfants, si ?
— Non, en effet. (Mychail secoua la tête avec gaieté.) Dois-je en conclure que vous serez des nôtres ?
.IV.
À bord du galion Vent-du-Sud
Baie de Margaret
-
Taverne La Carène
Hanth
Comté de Hanth
Royaume de Charis
— Je persiste à dire que nous ferions mieux de mettre le cap sur Eraystor, grommela Tahdayo Mahntayl tandis que le galion Vent-du-Sud laissait derrière lui la ville de Hanth et son ciel taché de fumée.
Il fallut une grande maîtrise de soi à messire Styv Walkyr pour ne pas lever les yeux au ciel ou prier à voix basse le Seigneur de lui donner la force de se taire. Il était déjà bien content d’avoir réussi à obtenir de Mahntayl qu’il accepte d’aller quelque part, n’importe où, au lieu de tourner en rond à Hanth en attendant que Cayleb trouve le moyen de lui séparer la tête des épaules. Ce soulagement l’aida à se contrôler.
Un peu.
— En premier lieu, répondit-il avec patience, le capitaine n’a aucune envie de forcer le blocus pour entrer dans un port esméraldien.
En second lieu, Cayleb et L’île-de-la-Glotte ne tarderont pas à envahir Émeraude. Tenez-vous tant que ça à être sur place à leur arrivée ?
— Je ne suis pas certain que cette fameuse invasion se passe si bien que ça, répliqua Mahntayl avec humeur. L’armée de Nahrmahn est autrement plus loyale que le ramassis de traîtres dont j’ai dû me contenter, moi !
— Peu importe la loyauté de ses hommes sur le long terme, puisqu’il n’en a pas assez. Ceux de Cayleb sont encore plus dévoués à leur souverain et je soupçonne les fusiliers marins de Charis de préparer eux aussi une surprise à Nahrmahn. Quelque chose me dit que la marine de Haarahld n’a pas eu l’exclusivité de ses nouveaux jouets.
Mahntayl poussa un grognement de colère, mais n’alla pas jusqu’à nier l’évidence. Walkyr haussa les épaules.
— Je me tue à vous le dire, Tahdayo : rares sont les têtes que Cayleb tienne plus à voir tomber que la vôtre. Où que vous alliez, il faut que ce soit dans un endroit où il ne risquera pas de passer avant longtemps. Émeraude ne répond par particulièrement à ce critère. Corisande non plus, d’ailleurs. Cela ne nous laisse guère d’autre choix que de nous rendre sur l’un des continents. Dans ce cas, la seule destination logique est Sion.
— Je sais, je sais ! Vous m’avez expliqué ce raisonnement plus souvent qu’à mon tour.
Mahntayl serra les dents et jeta un regard en arrière vers la ville qui aurait dû être sienne jusqu’au restant de ses jours, du moins dans ses rêves. C’était justement le fond du problème, songea Walkyr. Mahntayl était non seulement furieux de s’être vu arracher sa prise des mains, mais, surtout, il avait eu une telle foi en l’avenir qu’il n’avait pris aucune précaution en prévision d’une éventuelle victoire de Charis sur l’alliance imposée par le Groupe des quatre.
Et je n’ai aucune intention de lui parler de mes propres dispositions, se garda-t-il d’ajouter à voix haute.
— Je ne vois pas qui le chancelier et le Grand Inquisiteur seraient plus heureux de voir que vous, préféra-t-il affirmer. La preuve que tous les nobles de Charis n’approuvent pas le blasphème de Cayleb leur fera chaud au cœur. Je suis certain qu’ils accepteront de vous soutenir dans vos efforts visant à libérer Hanth dès que possible.
Mahntayl grogna de nouveau, mais sa physionomie se détendit. Malgré son humeur massacrante, il était en état de se rendre compte que la bourse du Temple était plus qu’assez profonde pour l’aider à maintenir le mode de vie auquel il s’était habitué. En supposant, bien entendu, qu’il se montrait vraiment utile en tant qu’homme de paille des quatre vicaires.
— Eh bien, lâcha-t-il enfin en tournant le dos, au propre comme au figuré, à son ancienne capitale qui disparaissait dans le lointain, je ne puis rien nier de ce que vous venez de dire. Le fait est (il prit un air contrit) que j’aurais dû vous écouter plus tôt.
Je ne vous le fais pas dire, songea Walkyr avec amertume.
— Il n’est pas simple de se convaincre de lâcher prise, dit-il tout haut. Je le sais. C’est d’autant plus dur pour quelqu’un qui a travaillé autant que vous l’avez fait pour Hanth. Mais ce que vous devez garder à l’esprit désormais, c’est de revenir un jour. Par ailleurs, il serait bon que vous réfléchissiez à ceci : vous serez sûrement le premier noble charisien à atteindre Sion, le premier exilé à offrir son épée au service de l’Église Mère. Quand le moment sera venu de remplacer tous les aristocrates perfides et hérétiques qui ont choisi d’épouser la cause de Cayleb et de Staynair, vous aurez de bonnes chances d’être le premier de tous les candidats disponibles. Dès lors, Hanth ne sera pas la seule compensation proposée pour vos pertes, ni la seule richesse offerte en juste récompense de votre loyauté.
Mahntayl hocha gravement la tête, avec une expression d’auguste détermination.
— Vous avez raison, Styv. (Il serra l’épaule de son conseiller pendant plusieurs secondes, puis laissa échapper un long soupir.) Oui, vous avez raison. Je ne l’oublierai pas si vient un jour le moment où je serai en position de vous remercier comme vous le méritez. Je vous le promets. En attendant, je vais descendre dans ma cabine. Je ne sais pas pourquoi (il esquissa un sourire dénué de joie), mais le panorama ne me plaît pas beaucoup en ce moment.
— Qu’il aille pourrir en enfer, ce lâche ! éructa Mylz Halcom en regardant les huniers du Vent-du-Sud rapetisser sur les eaux bleu foncé de la baie.
L’évêque se tenait à la plus haute fenêtre de La Carène, une taverne à la prospérité toute relative des faubourgs de Hanth. Sa situation et son état général de délabrement ne contribuaient guère à attirer la clientèle, mais elle avait au moins le mérite d’être à l’écart des fusillades qui se faisaient entendre encore, tandis que les derniers mercenaires de Tahdayo Mahntayl tentaient de quitter la ville. C’était bien le seul compliment qu’il aurait pu formuler à l’endroit de ce bouge, mais il devait avouer ne pas être lui-même beaucoup plus présentable. Peu de gens auraient reconnu le puissant monseigneur Mylz s’ils l’avaient vu. Sa barbe luxuriante et soigneusement entretenue avait disparu. Le spectaculaire argent de ses tempes avait été masqué par de la teinture. Sa soutane taillée sur mesure avait cédé la place aux vêtements plus simples d’un fermier moyennement heureux dans ses affaires ou, peut-être, d’un marchand de modeste envergure.
— Nous nous y attendions depuis des quinquaines, Votre Excellence, fit remarquer l’homme qui se tenait à son côté, beaucoup plus jeune que lui. (Le père Ahlvyn Shumay ressemblait encore moins à l’assistant personnel d’un évêque que Halcom au prélat en question.) Il est évident depuis toujours que Mahntayl n’a de loyauté que pour lui-même.
— C’est censé me remonter le moral ? gronda Halcom.
Il s’arracha à la fenêtre pour tourner le dos au galion en fuite et se campa devant Shumay.
— Pas vraiment, Votre Excellence, répondit le grand-prêtre avec un sourire forcé, mais la Charte nous rappelle qu’il vaut mieux regarder la vérité en face plutôt que prendre ses rêves pour des réalités, même au nom du Tout-Puissant.
Halcom le foudroya du regard. Pourtant, les épaules du petit évêque irascible semblèrent se relâcher d’une manière à peine perceptible. Il fit une grimace qui aurait pu passer pour un sourire d’acquiescement.
— C’est vrai, admit-il. Je devrais me souvenir que c’est à m’ôter mes illusions que vous excellez le plus, même si cela fait parfois de vous un insupportable freluquet.
— Je fais de mon mieux, Votre Excellence. Pour exceller à quelque chose, bien entendu, pas pour être insupportable.
— J’en suis sûr, Ahlvyn.
Halcom lui tapota l’épaule avant de prendre une profonde inspiration, l’air de renoncer délibérément à sa colère au profit d’une attitude plus productive.
— Au moins, la fuite de Mahntayl simplifie un peu notre situation. Notez que j’ai employé le verbe « simplifier » et non « améliorer ».
— Pardonnez-moi, Votre Excellence, mais je ne vois pas ce qui pourrait être qualifié de « simple », ces jours-ci.
— Il existe une nuance entre « simple » et « simplifié », Ahlvyn. (Un sourire fugace dévoila les dents de l’évêque.) Cela dit, si Mahntayl refuse de se battre, je nous vois mal faire front de notre côté. Pas ici, en tout cas, ni maintenant.
Shumay écarquilla insensiblement les yeux. C’était la première fois que son supérieur infléchissait un tant soit peu sa volonté jusqu’alors inébranlable de bâtir une forteresse pour l’Église légitime en ce diocèse. Les homélies enflammées qu’il avait déclamées dans la cathédrale de Hanth se concentraient toujours sur le devoir de résistance qui était celui de ses ouailles et sur la possibilité qui leur était offerte de le respecter.
— Oh ! n’ayez pas l’air si surpris, le réprimanda à moitié Halcom. Nous n’avons jamais eu grand espoir de repousser Cayleb et ce renégat de Staynair. Cependant, si je l’avais admis avant, Mahntayl se serait éclipsé encore plus tôt. Or, si nos espoirs étaient maigres, au moins possédions-nous une chance… qui reposait sur la présence de Mahntayl. Mais, comme vous venez de le souligner, il est inutile de se voiler la face quand on est ainsi rappelé à la réalité. Même si les nobles du diocèse voulaient s’opposer à Cayleb – et la plupart n’en ont aucune envie, je le sais –, aucun ne serait de taille à le faire. De toute façon, au moins les deux tiers d’entre eux sont d’accord avec lui. Les traîtres ! Quoi qu’il en soit, ils choisiront la facilité et lui donneront ce qu’il voudra. Ils doivent se dire que si l’Église Mère finit par l’anéantir – et ce n’est qu’une question de temps – ils pourront prétendre avoir été victimes d’un cas de force majeure et n’avoir cédé qu’en dépit de leur sincère opposition à son apostasie. Seul Mahntayl n’aurait jamais pu trouver d’arrangement avec Cayleb, même s’il l’avait voulu… Il aurait donc été condamné à tenir sa position, en supposant que quelqu’un ait trouvé le moyen de lui prêter le courage nécessaire. Voilà pourquoi vous et moi nous sommes installés à Hanth après la bataille de l’anse de Darcos.
— Je… vois, Votre Excellence, dit lentement Shumay.
Ces propos éclairaient d’un jour nouveau les événements du mois passé et le discours alors tenu par l’évêque.
— Comprenez-moi bien, Ahlvyn. (Les traits de Halcom se durcirent en une expression de détermination farouche.) Je n’ai de doute ni dans mon cœur ni dans mon esprit sur ce que Dieu, Langhorne et l’Église Mère attendent de nous. Les seules interrogations qui subsistent concernent la manière dont nous accomplirons notre devoir. À la lumière du départ de Mahntayl, il est évident que cela ne peut passer par la création d’une ligne de résistance déclarée à cette maudite « Église de Charis » autour de la baie de Margaret. Le problème est donc de décider de ce qu’il convient de faire à présent.
— Dois-je comprendre que vous avez une réponse à cette question, Votre Excellence ?
— J’envisageais de fuir vers Émeraude, admit Halcom. Nous aurions sûrement pu compter sur le délégué archiépiscopal Wyllys pour nous offrir asile. Nous lui aurions été très utiles en son diocèse. Hélas, ces derniers jours m’ont appris qu’Émeraude n’est pas la meilleure des destinations pour nous.
— Puis-je vous demander pourquoi, Votre Excellence ?
— Il y a deux raisons à cela. La première, c’est que je doute que le délégué archiépiscopal reste très longtemps en position d’offrir asile à quiconque. (Il fit la grimace.) Ce vermisseau pusillanime de Walkyr a raison depuis le début sur un point : Nahrmahn ne pourra pas résister indéfiniment à Cayleb. Pis encore, je crains qu’il nourrisse lui aussi de noirs desseins à propos de l’Église Mère.
— Impossible, Votre Excellence !
— Ah bon ? Et pourquoi cela ? Parce que son incroyable force morale l’empêchera de déceler les perspectives identifiées par Cayleb ? Non ! J’ai toujours soupçonné Nahrmahn d’être beaucoup plus futé qu’il encourage ses ennemis à le croire. Par malheur, cela ne veut pas dire qu’il déborde de principes. Or un homme intelligent mais dénué d’intégrité est un homme dangereux. Très dangereux.
» Si Nahrmahn espère aboutir à un improbable compromis avec le roi de Charis, il a dû comprendre que Cayleb et Staynair attendront de lui qu’il se range à leurs côtés contre l’Église Mère. Et s’il a compris cela, il a dû prévoir un moyen de neutraliser tout ce que le délégué archiépiscopal Wyllys entreprendra pour l’arrêter. D’ailleurs, pour être franc avec vous, le fait que Wyllys m’ait soutenu dans ses dernières lettres qu’il ne se passait rien de tel n’est pas pour me rassurer. Avec tout le respect que je dois au délégué archiépiscopal, cet excès d’assurance tend à indiquer que Nahrmahn a parfaitement réussi à dissimuler l’ensemble de ses préparatifs. Ils ont donc toutes les chances de porter leurs fruits, du moins dans un premier temps.
Shumay adressa un regard horrifié à son supérieur, lequel posa une main réconfortante sur son épaule.
— Ne commettez pas l’erreur de croire que Cayleb et Staynair soient les seuls à avoir succombé à cette folie, Ahlvyn. Songez à la vitesse à laquelle tout leur royaume a suivi leur exemple. Songez au peu de résistance du peuple à leurs idées blasphématoires. Je ne dis pas que le mal s’est répandu aussi largement et aussi profondément en Émeraude qu’ici, mais la mer de Charis et l’anse d’Émeraude ne sont pas assez larges pour empêcher le poison d’atteindre l’île de Nahrmahn. Or celui-ci est encore plus l’esclave des ambitions terrestres que Cayleb. Quel que soit le cours des événements, il ne restera pas insensible à la possibilité qui lui sera offerte de prendre la tête de l’Église d’Émeraude. En y ajoutant les pressions de Cayleb et de Charis, comment pourrait-on attendre de lui qu’il réagisse autrement qu’en se retournant contre l’autorité légitime de l’Église Mère dès que le moment lui semblera propice ?
— Dans ce cas, Votre Excellence, quel espoir nous reste-t-il ?
— Nous avons plus qu’un simple espoir, Ahlvyn. Nous avons Dieu de notre côté. Ou, plutôt, c’est nous qui sommes de Son côté. Quoi qu’il advienne à court terme, la victoire finale sera Sienne. Il est impossible qu’il en soit autrement tant qu’il y aura des hommes pour reconnaître leur responsabilité envers le Seigneur et Son Église.
Shumay examina Halcom pendant plusieurs secondes. Enfin, il hocha la tête, faiblement tout d’abord, puis plus fort, avec davantage d’assurance.
— Vous avez raison, bien entendu, Votre Excellence. Mais nous en sommes toujours au même point : que faire à présent ? Vos explications ont fait perdre beaucoup d’attraits à une éventuelle retraite en Émeraude… Devrions-nous imiter Mahntayl et nous réfugier à Sion ?
— Non. J’y ai mûrement réfléchi, et cela m’amène à la deuxième raison pour laquelle Émeraude ne serait pas la destination idéale pour nous. Notre place, Ahlvyn, sera là où nous serons le plus utiles au Seigneur, c’est-à-dire ici, en Charis. Il est des frères qui auront besoin de nous en ce royaume, même – et peut-être surtout – à Tellesberg : ces frères que les laquais de Cayleb et de Staynair appellent « Templistes ». Ce sont eux qu’il nous faut trouver. Ils auront bien besoin de nous pour les encourager et canaliser leurs efforts. Mais, avant tout, ils demeurent les vrais enfants de Dieu en Charis. Comme tout bon troupeau, ils méritent des bergers dignes de leur loyauté et de leur foi.
Shumay opina encore du chef, mais Halcom leva la main en signe d’avertissement.
— Ne vous méprenez pas, Ahlvyn. Ce qui se joue aujourd’hui est une nouvelle bataille dans la guerre terrible que se livrent Langhorne et Shan-wei. Nul ne s’attendait à la voir éclater de façon si visible, et encore moins de notre vivant, mais ce serait renier notre foi que de ne pas reconnaître ce combat, maintenant que nous y sommes confrontés. Tout comme sont morts des martyrs, même parmi les archanges, au cours du premier affrontement mené contre Shan-wei, il en mourra au cours de celui-ci. En nous aventurant à Tellesberg au lieu de nous réfugier à Sion, nous nous jetterons dans la gueule du dragon. Il faut donc envisager qu’elle se referme sur nous.
— Je comprends, Votre Excellence. (Shumay soutint calmement le regard de l’évêque.) Je n’ai pas plus envie que quiconque de mourir, même au nom du Seigneur, mais si tel est ce que l’Église Mère et les desseins de Dieu exigent de nous, quelle meilleure fin un homme pourrait-il connaître ?
.V.
Chez Madame Ahnzhelyk
Cité de Sion
Terres du Temple
Un parfum subtil flottait dans l’air circulant à travers l’appartement somptueusement meublé et décoré. Au plafond, les pales du ventilateur pivotaient sans un bruit, entraînées par la rotation d’arbres et de poulies reliés au sous-sol à une manivelle que tournait sans relâche un serviteur. Les fenêtres donnaient sur une vaste avenue au pavé impeccable, balayée et nettoyée tous les jours, bordée de résidences splendides et parfaitement entretenues. Des oiseaux et des vouivres laissaient entendre leur chant mélodieux, perchés dans les poiriers ornementaux des larges îlots de verdure ménagés à intervalles réguliers au centre de l’artère ou voletant autour des mangeoires installées à leur intention par les habitants de ces riches demeures.
La plupart de ces hôtels particuliers appartenaient aux branches mineures des grandes dynasties de l’Église. Quoique comptant parmi les plus chics de Sion, ce quartier était assez éloigné du Temple pour ne bénéficier que d’une image tout juste « respectable ». De fait, bien des immeubles avaient changé de mains, soit parce que l’évolution de la fortune des propriétaires d’origine leur avait permis de gagner de meilleurs voisinages, soit parce qu’elle les avait contraints à vendre.
C’était ainsi que cette résidence précise était entrée bien des années plus tôt en possession d’Ahnzhelyk Phonda.
Il était bien quelques esprits tatillons pour voir d’un mauvais œil la présence de Madame Ahnzhelyk dans leur rue, mais ils étaient rares et ils taisaient en général leur opinion, car cette maîtresse femme avait des amis. Des amis haut placés, nombreux à lui accorder leur clientèle, même dans les circonstances présentes.
Cela étant, Madame Ahnzhelyk connaissait les vertus de la discrétion, aussi la garantissait-elle à ses clients, en même temps que les services de jeunes filles aussi habiles que ravissantes. Même les voisins qui déploraient l’existence de cet établissement admettaient qu’il participait d’un mal nécessaire et inévitable en une ville telle que Sion. Or, au contraire d’autres adresses moins raffinées, celle-ci n’accueillait ni paris ni beuveries. Ici, la clientèle ne venait après tout que des plus hauts échelons de la hiérarchie ecclésiastique.
Madame Ahnzhelyk était sans aucun doute l’une des femmes les plus fortunées de toute la ville. Peut-être même était-elle la plus riche par sa valeur personnelle au contraire d’une quelconque appartenance à l’une des grandes familles de l’Église. Le bruit courait qu’avant de choisir sa vocation et de changer de nom elle aurait pu revendiquer l’entrée dans l’une de ces dynasties. Bien sûr, personne ne croyait vraiment à ces rumeurs… ou n’était prêt à l’admettre.
Âgée de quarante-cinq ans, ses années de professionnelle étaient derrière elle, même si elle conservait la svelte silhouette et la beauté renversante qui avaient fait sa renommée avant qu’elle passe de l’autre côté de la barrière. Cependant, elle n’avait pas dû sa réussite phénoménale qu’à son physique ou à ses qualités d’athlète, même si elle était largement pourvue dans ces deux domaines. Non, Ahnzhelyk Phonda était douée avant tout d’une intelligence hors du commun que complétaient admirablement un sens de l’humour tranchant, un don aigu de l’observation, une sincère faculté de compassion et l’aptitude à participer à n’importe quelle conversation, quel qu’en soit le sujet, avec charme et esprit.
Nombreux étaient les évêques, archevêques et même vicaires solitaires à avoir bénéficié de son exquise compagnie au fil des ans. Si d’aventure elle avait été de ces femmes enclines à tâter de la politique, les innombrables secrets de l’Église qui lui avaient été confiés au cours de ces mêmes années auraient pu se muer en armes dévastatrices. Il s’agissait toutefois là d’un jeu dangereux auquel Madame Ahnzhelyk avait eu la sagesse de ne pas se frotter.
De toute façon, se dit-elle en considérant par la fenêtre son paisible voisinage, elle avait fait un bien meilleur usage de toutes ces confidences.
— Vous m’avez demandée, madame ?
Elle se retourna en faisant voltiger avec grâce ses jupons vaporeux dans un bruissement de soie sur sa peau de satin. Malgré son âge, il émanait encore de tout son être une aura de sensualité, une maîtrise parfaite de sa nature passionnée qu’aucune jeunette n’aurait su égaler. Elle semblait incapable de se mouvoir sans grâce, même en le voulant. Une possible étincelle d’envie brilla dans le regard de la soubrette simplement vêtue qui se tenait dans l’embrasure.
— En effet, Ailysa. Entrez, je vous prie.
La courtoisie d’Ahnzhelyk, même envers ses domestiques, était naturelle et instinctive, mais il ne faisait aucun doute quant à qui était la maîtresse ou la servante. Ailysa obéit à l’ordre poli. Sa trousse à couture à bout de bras, elle referma la porte derrière elle.
— J’ai bien peur d’avoir quelques menues réparations à vous confier, dit Ahnzhelyk en élevant un peu la voix tandis que pivotait le battant.
— Certainement, madame.
Le pêne glissa dans la gâche et Madame Ahnzhelyk changea d’expression. Son air de supériorité paisible et élégante disparut. Son regard expressif sembla se creuser et s’obscurcir tandis qu’elle tendait les bras. Ailysa la dévisagea un instant, puis pinça les lèvres.
— Oui, dit Ahnzhelyk d’une voix douce en prenant fermement dans les siennes les mains de la nouvelle venue. C’est confirmé. Après-demain, une heure après l’aube.
Ailysa inspira profondément et serra les mains d’Ahnzhelyk.
— Nous savions que cela arriverait, dit-elle d’une voix calme, différente.
Elle venait d’abandonner son accent de femme du peuple au profit de la diction claire et fluide acquise dans l’une des écoles privées les plus choisies des Terres du Temple. Un changement de posture indéfinissable paracheva la transformation.
— J’avais encore de l’espoir, répliqua Ahnzhelyk, le regard brillant. Quelqu’un aurait tout de même pu implorer la clémence pour lui !
— Oui, mais qui ? (Les yeux d’Ailysa étaient plus durs et plus secs que ceux d’Ahnzhelyk, mais il y brûlait aussi davantage de colère.) Personne au sein du Cercle, en tout cas. En dépit de tous mes souhaits, je l’ai toujours su et je savais pourquoi. Si c’était impossible au Cercle, qui aurait osé plaider en sa faveur ? Sa propre famille – son propre frère ! – a confirmé la sentence par vote ou s’est abstenue « eu égard aux liens d’affection » qui les unissaient encore. (Elle sembla prête à cracher sur le parquet ciré du salon.) Des lâches. Des lâches, tous autant qu’ils sont !
Ahnzhelyk serra plus fort les mains d’Ailysa pendant un instant, puis les relâcha et passa un bras autour d’elle.
— C’est à cause du Grand Inquisiteur. Personne n’a osé se dresser contre lui, surtout après ce que les Charisiens ont infligé à sa flotte d’invasion… et après la terrible lettre envoyée au grand-vicaire par Staynair, nommé par Cayleb en remplacement. Tous les membres du Conseil sont terrifiés, qu’ils l’admettent ou non. Clyntahn est déterminé à leur livrer le sang qu’ils réclament.
— Ne leur cherchez pas d’excuses, Ahnzhelyk, murmura Ailysa. Ne lui en cherchez pas non plus.
— Il n’a jamais été un mauvais homme…
— Non, pas mauvais, seulement corrompu.
Ailysa prit une nouvelle inspiration, la lippe tremblante. Elle se ressaisit et prit un air austère.
— Ils sont tous corrompus, reprit-elle. Voilà pourquoi aucun ne s’est levé pour prendre sa défense. La Charte l’affirme : on récolte ce qu’on sème. Or il n’a jamais rien semé d’assez fort pour résister à cette tourmente.
— C’est vrai, convint Ahnzhelyk avec tristesse.
Elle redressa les épaules et se dirigea vers la banquette placée sous la fenêtre. Elle s’y étendit, le dos calé contre l’accoudoir capitonné, afin de reprendre son observation de la paisible avenue.
Ailysa la suivit et esquissa un sourire en avisant les trois robes qui attendaient d’être reprisées. Sauf erreur, la maîtresse des lieux avait délibérément déchiré au moins deux d’entre elles. C’était tout Ahnzhelyk : quand elle faisait appel à une couturière pour ravauder un vêtement, ce n’était pas pour rien… et peu importait comment le malheur était arrivé.
Aiiysa ouvrit sa trousse et entreprit d’en sortir fil, aiguille, ciseaux et dé à coudre. Hormis le fil, songea-t-elle de manière désabusée, tous ces articles avaient été fabriqués en Charis. C’étaient ses extraordinaires talents de couturière qui avaient notamment inspiré à Ahnzhelyk le rôle qu’elle jouait en ce moment. Bien entendu, son habileté à l’aiguille était celle d’une femme riche rompue aux travaux futiles de broderie, et non d’une servante qui en dépendrait pour gagner sa vie.
Aiiysa s’installa sur un siège plus modeste mais néanmoins confortable et commença son ouvrage sur l’une des robes, tandis qu’Ahnzhelyk continuait de regarder par la fenêtre, l’air pensif. Plusieurs minutes s’écoulèrent dans le silence. Enfin, Ahnzhelyk tourna la tête vers Aiiysa et appuya son menton contre la paume de sa main.
— Allez-vous en parler aux garçons ?
L’aiguille s’immobilisa un instant. Aiiysa la regarda, se mordit la lèvre, secoua la tête.
— Non. Non, pas encore. (Ses narines frémirent. Elle recommença d’enchaîner les points à la perfection.) Il faudra bien qu’ils le sachent un jour, évidemment. Tymythy soupçonne déjà ce qui se passe, à mon sens, mais je ne prendrai pas le risque de les mettre au courant tant qu’ils ne seront pas dans un endroit sûr. Ou du moins (dans son sourire se lut un humour amer et désenchanté) un peu plus sûr qu’ici.
— Je pourrais vous faire embarquer dès demain…
Loffre d’Ahnzhelyk était tentante, mais Aiiysa répéta son mouvement négatif de la tête.
— Non, dit-elle d’un ton plus brusque. Notre couple n’avait rien d’idéal, mais c’était mon mari. Au soir de sa vie, je crois qu’il a fini par trouver au moins une trace de l’homme que je savais dissimulé quelque part au fond de lui. (Elle leva vers Ahnzhelyk deux yeux mouillés de larmes.) Cet homme, s’il l’a enfin trouvé, je ne l’abandonnerai pas.
— Ce sera horrible, l’avertit Ahnzhelyk. Vous le savez.
— Oui. Et je tiens à m’en souvenir. (L’expression d’Ailysa s’était durcie.) Je veux pouvoir leur raconter comment ça s’est passé, ce qu’ils lui ont fait « au nom du Seigneur ».
Ces derniers mots parurent brûlants comme de l’acide. Ahnzhelyk opina du chef.
— Si tel est votre souhait…
— Je veux pouvoir leur raconter, répéta Ailysa.
Ahnzhelyk l’observa sans rien dire pendant plusieurs secondes, puis lui adressa un sourire empreint d’un mélange insolite de bonté, de tristesse et de réminiscence.
— Quel dommage qu’il ne l’ait jamais su…
Ailysa la dévisagea, désarçonnée par ce soudain changement de sujet.
— Su quoi ?
— Ce qui nous unit… depuis combien de temps nous nous connaissons… ce que nous espérions déceler un jour en lui… Il était si dur de se retenir de le saisir par le col de sa soutane et de le secouer pour le ramener à la raison !
— Nous ne pouvions pas nous y risquer. Enfin, pas vous, en tout cas. (Elle soupira.) Peut-être aurais-je pu le tenter, mais il était obnubilé par ses intrigues. Il ne m’entendait jamais quand je lui jetais un indice. Il ne relevait jamais mes suggestions. Ça rentrait par une oreille et ça ressortait par l’autre. J’avais peur de me montrer trop explicite. En outre (elle eut à son tour un sourire triste), je croyais avoir du temps devant moi. Jamais je ne me serais imaginé qu’il en arriverait là.
— Moi non plus. (Ahnzhelyk se redressa sur sa banquette et croisa les mains sur ses genoux.) Vos lettres me manqueront.
— Lyzbet me remplacera. Il lui faudra quelques mois pour organiser l’ensemble des acheminements, mais elle sait ce qu’elle a à faire.
— Je ne parlais pas de ça, dit Ahnzhelyk avec une aimable mimique. Je parlais de vos lettres, à vous. Beaucoup de gens retiennent mon passé contre moi, vous savez. Ceux qui le connaissent, du moins. Vous n’en avez jamais rien fait.
— Bien sûr que non ! (Ailysa partit d’un rire discret.) Je vous connais depuis que vous aviez un an, « Ahnzhelyk » ! Quant à votre passé, comme vous dites, c’est lui qui fait votre efficacité.
— Cela me faisait tout drôle, parfois, de parler de lui avec vous, répondit la tenancière avec nostalgie.
— Je comprends. (Elle reprit son travail.) Par bien des côtés, vous étiez davantage sa femme que moi. En tout cas, vous l’avez vu plus souvent que moi après la naissance des garçons.
— M’en avez-vous voulu ? Je n’ai jamais osé vous le demander…
— Il me déplaisait que les jeux de pouvoir auxquels il se livrait à Sion revêtent plus d’importance pour lui que sa propre famille, répondit Ailysa sans quitter son ouvrage des yeux. Je lui en voulais de chercher du réconfort dans les maisons de passe. Mais c’était son monde, celui où il était né. Ce n’était ni votre faute, ni de votre fait. Je ne vous en ai jamais voulu, non.
— Tant mieux, répondit doucement Madame Ahnzhelyk. Tant mieux, Adorai.
.VI.
Hanth
Comté de Hanth
Royaume de Charis
Debout les mains dans le dos sur le gaillard d’arrière de la Destinée, le capitaine de vaisseau Dunkyn Yairley emplissait ses poumons de l’air frais de la fin de la nuit en baie de Margaret. À l’est, au-delà de la masse obscure et encore à peine discernable de la Terre de Margaret, l’horizon se parait de teintes or et saumon. Les hauts nuages bleus figuraient de minces filets de fumée se détachant sur la noirceur déclinante du ciel. La lune restait tout juste visible au bord de l’horizon ouest, mais les étoiles avaient toutes disparu. La brise portait la Destinée, tout dehors jusqu’aux perroquets, à une allure régulière de cinq ou six nœuds.
Le capitaine était fier de son bâtiment. Ce galion de cinquante-quatre canons était l’un des navires de guerre les plus puissants du monde, et Yairley ne le commandait que depuis une quinquaine. Son précédent commandement, la galère Reine-Zhessyka, s’était distingué dans la bataille de l’anse de Darcos, et la Destinée constituait sa récompense. Selon lui, elle aurait été attribuée à quelqu’un d’autre, malgré ses états de service au combat, s’il n’avait pas auparavant passé deux ans et demi sur la dunette d’un galion marchand. Les officiers de marine doués d’une expérience de la manœuvre de voiliers à traits carrés ne couraient pas les rues, après tout.
Bien fait pour Allayn ! se dit-il avec autosatisfaction. Son grand frère pensait que ce hiatus de trois ans à bord d’un bateau de commerce mettrait un terme à sa carrière militaire, mais il s’était trompé. Je lui avais bien dit que cette expérience dans la marine marchande m’attirerait les bonnes grâces du haut-amiral en me donnant ce profil « complet » qu’il affectionne tant. Bien entendu, j’avoue n’avoir jamais imaginé la véritable raison qui ferait que ce choix se révélerait bon pour ma carrière. Qui aurait cru que des galions rendraient les galères obsolètes ?
Pas son frère, en tout cas… Voilà pourquoi Allayn était retourné à l’école pour apprendre à manœuvrer un galion, tandis que Dunkyn, lui, commandait la Destinée. Il essayait de ne pas trop jubiler quand il croisait son aîné. Il faisait de son mieux, vraiment !
À cette pensée, messire Dunkyn eut du mal à s’empêcher de ricaner. Il aspira une grande bouffée d’air marin en s’émerveillant de la perfection du monde en ce beau matin.
La cloche sonna pour indiquer la demi-heure. Le capitaine braqua de nouveau ses yeux sur l’aube de plus en plus vive. À bâbord, la terre n’était encore qu’un mystère bleuté, qui se révélait peu à peu, masse obscure sur fond de ciel matinal, tandis que se hissait le soleil à l’orée du globe. Yairley ne tarderait pas à y distinguer quelques détails, et il en ressentit comme un pincement de regret. D’ici à une heure, son gaillard d’arrière grouillerait de marins. Quelques heures plus tard, la Destinée serait de nouveau captive de son ancre et de la terre.
Elle ne serait pas libérée avant trois quinquaines, voire davantage, s’il se trouvait que le passager de Yairley avait encore besoin de ses services ou de ceux de ses fusiliers marins.
Arrête un peu, se réprimanda-t-il. Ce n’est pas vraiment ton navire, tu sais. Le roi Cayleb a eu la bonté de te le prêter, et même de te payer pour le commander. En retour, il attend de toi que tu remplisses une ou deux missions. C’est très extravagant de sa part, sans aucun doute, mais c’est comme ça.
Il sourit encore et se tourna vers le garde-marine de quart, qui se tenait au pied des enfléchures tribord pour laisser au capitaine la pleine jouissance du côté au vent de son gaillard d’arrière.
— Monsieur Aplyn-Ahrmahk ! appela-t-il.
— Oui, capitaine ?
Le garde-marine traversa le pont en trottinant. Yairley réprima l’envie de manifester d’un branlement du chef la stupéfaction qui l’étreignait chaque fois qu’il le voyait. Hektor Aplyn était le plus jeune des élèves officiers de la Destinée, Pourtant, ses cinq camarades, parfois de six ans ses aînés, s’en remettaient presque automatiquement à lui pour n’importe quelle décision. Loin de n’avoir pas remarqué cette attitude, il donnait cependant l’impression d’en être tout à fait inconscient, ce qui le faisait encore monter dans l’estime de son capitaine. Il n’était sûrement pas facile pour un garçon d’à peine douze ans de résister à la tentation de faire faire ses quatre volontés à des lascars de dix-sept ou dix-huit ans, mais le garde-marine Aplyn n’y avait jamais cédé.
À ceci près, bien sûr, qu’il n’était plus seulement le « garde-marine Aplyn ». Depuis peu, il convenait d’appeler très précisément ce jeune homme « monsieur le garde-marine Sa Grâce le duc de Darcos, Hektor Aplyn-Ahrmahk ».
Le roi Cayleb avait exercé au profit d’Aplyn une antique tradition purement locale. Aucun autre royaume de Sanctuaire à la connaissance de Yairley n’observait la pratique charisienne qui consistait à adopter quelqu’un au sein de la famille royale en reconnaissance de services exceptionnels rendus à la Couronne et à la maison régnante. Seuls des roturiers pouvaient bénéficier de cette coutume, qui les faisait devenir membres à part entière de la dynastie au pouvoir. C’était ainsi qu’était né le comté de l’Ile-de-la-Glotte plusieurs générations auparavant, songea Yairley. La seule restriction était que les heureux élus et leurs descendants ne pouvaient en aucun cas prétendre à la succession. En dehors de ce détail, le jeune Aplyn-Ahrmahk avait la préséance sur tous les nobles de Charis, à l’exception du tout aussi jeune duc de Tirian. En outre, s’il avait un jour des enfants, ils seraient eux aussi membres de la famille royale.
Yairley avait l’intime conviction que ce jeune garçon était ravi d’avoir été envoyé en mer aussi vite que possible. Dans la Marine, la tradition voulait qu’un officier n’appelle jamais par son titre de noblesse un subordonné mieux placé que lui dans la liste des pairs du royaume. Dans un tel cas, c’était le grade militaire qui était employé. Ainsi, puisque le titre du jeune Aplyn-Ahrmahk dépassait celui de tous les officiers de la flotte du roi – y compris le haut-amiral de L’île-de-la-Glotte –, il pouvait s’en tenir au nom plus facile à porter de « monsieur le garde-marine Aplyn-Ahrmahk », ce qui représentait certainement pour lui un énorme soulagement.
En société, bien entendu, les règles changeaient. Voilà pourquoi il était sans doute bon que l’équipage d’un bâtiment de Sa Majesté n’ait que rarement l’occasion de se détendre à terre. Yairley entendait d’ailleurs veiller à ce que le duc reste autant que possible à bord lorsque le cas se présenterait.
Ménageons au maximum ce garçon jusqu à ce qu’il ait, allons, quatorze ans. Ce sera bien la moindre des choses que de lui laisser le temps d’apprendre à se tenir à table avant de le contraindre à partager le repas d’autres ducs et de princes !
C’était l’un des domaines pour lesquels Yairley avait pris personnellement en mains l’éducation du garçon.
Après avoir traversé le pont, Aplyn-Ahrmahk toucha son épaule gauche en signe de salut réglementaire. Yairley le lui retourna avec gravité, puis indiqua d’un geste du menton la terre qui prenait inexorablement forme à bâbord.
— Ayez l’amabilité de descendre dans l’entrepont, monsieur Aplyn-Ahrmahk. Présentez mes compliments au comte et faites-lui savoir que nous entrerons dans le port de Hanth à l’heure prévue.
— À vos ordres, capitaine !
Aplyn-Ahrmahk salua de nouveau son supérieur, puis se dirigea vers l’écoutille arrière.
Il ne se déplaçait pas comme un enfant de douze ans, remarqua Yairley. Peut-être était-ce l’une des raisons pour lesquelles les autres gardes-marines éprouvaient si peu de difficultés à l’accepter comme leur égal. Aplyn-Ahrmahk était un garçon de frêle constitution qui ne serait jamais ni grand ni large d’épaules, mais il ne semblait pas s’en rendre compte. Il y avait en lui une assurance, une conscience de soi qui dépassait sa gêne manifeste à porter un titre de noblesse si élevé. Ou peut-être ne fallait-il rien y voir d’autre que le simple fait que, au contraire de ses camarades, le jeune Aplyn-Ahrmahk savait que jamais de sa vie il ne verrait rien de pire que ce qui s’était déroulé sous ses yeux à bord de la Royale-Charis.
Je suppose, songea Yairley avec abattement, que sentir son roi mourir dans ses bras permet de prendre du recul par rapport à beaucoup de choses.
L’homme qui ne se considérait encore que comme le colonel Hauwerd Breygart de l’Infanterie de marine royale de Charis, et non comme le comte de Hanth, s’agrippa au pavois de la Destinée tandis que le capitaine de vaisseau Yairley gouvernait son navire avec précaution dans les eaux encombrées du port. En temps normal, cela n’aurait présenté pour lui aucune difficulté mais, ce jour-là, aux yeux de Breygart, le moindre yard carré du bassin semblait occupé par un canot, un youyou, une chaloupe, une yole ou un simple radeau. Tous ces esquifs fatigués étaient pleins à craquer de citoyens en liesse de la ville de Hanth.
— Ils ont l’air heureux de vous voir, Votre Grandeur, fit remarquer l’enseigne de vaisseau Rhobair Mahkelyn, numéro cinq de la Destinée.
En tant que plus jeune officier de Yairley, Mahkelyn avait été affecté au service de Breygart à bord de ce bâtiment. C’était un garçon charmant à bien des égards, mais le colonel n’arrivait pas à s’ôter de l’esprit qu’il était du genre à garder en mémoire toutes les faveurs que lui devaient ses supérieurs.
— J’aimerais croire qu’il s’agit d’une démonstration spontanée de l’affection sincère qu’ils ont pour ma famille et moi, répondit, pince-sans-rire, le nouveau comte en élevant la voix pour se faire entendre par-dessus les acclamations. Hélas, on m’a assez rendu compte des agissements de Mahntayl pour que je sache ce qu’il en est. Franchement, je crois qu’ils auraient applaudi avec autant de conviction le premier gugusse venu prendre la place de cette vermine dans leur ville.
— Il y a sans doute un peu de vrai là-dedans, Votre Grandeur, admit Mahkelyn.
— Et comment, par Shan-wei ! rétorqua Breygart avant de se rappeler qu’il serait grand temps de se comporter en comte de Hanth. Dans quelques mois, quand je n’aurai pas réussi à remédier comme par magie à toutes les erreurs de Mahntayl, je serai beaucoup moins populaire auprès de mes chers sujets, vous verrez.
Mahkelyn ne sut visiblement que répondre. Il se contenta de hocher la tête avant de s’incliner légèrement, puis il prit congé en murmurant que d’autres devoirs l’appelaient. Hanth, à qui il faudrait encore un certain temps avant de se faire à son nouveau nom, le regarda s’en aller avec un certain amusement.
On a eu peur de mettre les pieds dans le plat en étant d’accord avec moi, hein, enseigne Mahkelyn ? pensa-t-il, moqueur.
Il tourna la tête comme quelqu’un d’autre s’approchait de lui le long du pavois en balayant du regard la nuée humaine flottant sur les eaux du bassin.
— Bien le bonjour, Votre Grâce ! lança le comte.
— Bonjour, Votre Grandeur, répondit Hektor Aplyn-Ahrmahk avec une moue embarrassée.
Hanth pouffa de rire au ton de sa voix.
— Aurait-on du mal à s’y faire, Votre Grâce ?
— Votre Grandeur ?
Aplyn-Ahrmahk leva les yeux vers le comte, qui pouffa encore de rire, plus fort.
— Ton titre, mon garçon, finit-il par lâcher d’une voix assez basse pour que personne ne s’avise de sa familiarité. Ça gêne aux entournures, non ? Comme s’il appartenait à quelqu’un d’autre ?
Le garde-marine se contenta de braquer son regard sur lui pendant plusieurs secondes. Hauwerd Breygart n’était pas exceptionnellement grand, mais il avait la musculature d’un homme qui avait servi durant près de vingt ans dans l’Infanterie de marine. En comparaison du gringalet qui se tenait à son côté, il possédait une présence impressionnante. Il regarda les émotions se succéder sur le visage d’Aplyn-Ahrmahk. Enfin, celui-ci hocha la tête.
— C’est vrai, Votre Grandeur. Le capitaine de vaisseau Yairley m’aide beaucoup, mais ma famille n’a jamais compté le moindre aristocrate. Pas même un chevalier, autant que je sache ! Comment voulez-vous que je sois à mon aise dans le rôle d’un « duc du royaume » ?
— Vous devez l’être encore moins que moi dans celui d’un comte, en effet, dit Hanth avec hilarité. Ce qui n’est pas peu dire, par Shan-wei !
— Et encore…, surenchérit Aplyn-Ahrmahk avec un sourire confus.
— Eh bien, nous allons devoir nous y habituer tous les deux, Votre Grâce.
Hanth considéra au-delà du bassin le front de mer quelque peu délabré de sa ville. Les incendies volontaires n’avaient pas été rares lors des derniers combats menés contre les mercenaires de Mahntayl livrés à eux-mêmes. Les quatre murs de quelques entrepôts se dressaient, lugubres et calcinés, sous le soleil du matin.
Encore ça de plus à reconstruire…, se dit-il.
— Vous, au moins, saviez que vous étiez dans la succession, Votre Grandeur…, souligna Aplyn-Ahrmahk.
Hanth opina du chef.
— C’est exact. Cela dit, je ne m’étais jamais attendu à survivre aux cinq frères, sœurs et cousins qui me séparaient du titre. Je ne leur ai jamais souhaité aucun mal, du reste. (Il secoua la tête, la mine morose.) À aucun moment je n’ai pu convaincre cet imbécile de Mahntayl que je ne voulais pas de ce fichu comté. C’est pour ça, d’après moi, qu’il s’est évertué à me faire disparaître avant que l’Église se prononce en sa faveur. Il n’a jamais compris que, si j’ai contesté sa revendication, c’était uniquement parce qu’il m’était impossible de regarder les bras croisés un incapable pareil ruiner ce territoire. Ce qu’il s’est précisément employé à faire au cours des deux dernières années, j’en ai bien peur.
Pour Hektor Aplyn-Ahrmahk, peu de gens croiraient le comte s’il leur disait n’avoir jamais voulu de son titre. Lui, en revanche, le croyait.
— Je me souviens de ce que le roi – le roi Haarahld, je veux dire – m’a confié un jour, Votre Grandeur, lança-t-il au vétéran à la barbe poivre et sel. Il m’a dit qu’il n’existe que deux sortes d’officiers ou de nobles. Les premiers croient que le reste du monde leur doit quelque chose à cause de ce qu’ils sont. Les seconds sentent au contraire qu’ils doivent tout au monde pour la même raison. Je sais à quel groupe appartenait Sa Majesté. Et je vous crois de la même veine.
— Voilà un compliment que je chérirai, Votre Grâce, affirma Hanth en baissant les yeux sur le garçon au visage grave. Pardonnez-moi de le dire, mais je sais moi aussi à quel groupe vous appartiendrez un jour.
— J’entends faire de mon mieux pour y parvenir, en tout cas. J’ai bénéficié d’un bon exemple à suivre. Le meilleur qui soit.
— Oui. Certes oui !
Pendant un bref instant, Hanth se dit que tout le protocole que le jeune Aplyn-Ahrmahk et lui en étaient encore à étudier pouvait aller au diable. Il passa un bras autour des maigres épaules du garçon. Ainsi immobiles, tous deux regardèrent les visages euphoriques des sujets anonymes à qui il devait tant.
.VII.
Palais du roi Cayleb II
Tellesberg
Royaume de Charis
— Alors, Merlin, qu’avez-vous vu d’intéressant récemment ?
Le roi Cayleb afficha un sourire narquois. La nuit tombait sur le balcon du palais où il se tenait en compagnie de son garde du corps personnel. Il dînait souvent dans ses appartements, et son valet, Gahlvyn Daikyn, venait de faire débarrasser sa table. Il serait bientôt de retour pour superviser les préparatifs du souverain pour la nuit. Ni Cayleb ni son père n’avaient jamais compris l’intérêt de s’entourer d’une armée de laquais, contrairement à d’autres monarques, surtout sur le continent, qui en dépendaient pour leurs moindres besoins, mais Daikyn était à son service depuis son enfance. Se battre contre le Groupe des quatre était une bagatelle à côté du défi redoutable de faire perdre à ce serviteur dévoué l’habitude de veiller à ce que son « jeune maître » se soit brossé les dents avant de se coucher.
Cayleb secoua la tête en signe d’exaspération affectueuse, puis prit une profonde inspiration en admirant sa capitale avec Merlin. Quoi qu’il puisse se tramer au Temple et dans les couloirs de la diplomatie sanctuarienne, le port fourmillait d’activité. La destruction de toutes les flottes ennemies avait libéré les navires marchands qui attendaient la fin de la guerre agglutinés le long des pontons ou à l’ancre dans un bassin endormi. Désormais, tous les armateurs n’avaient de cesse que de leur faire reprendre la mer, les soutes pleines des marchandises accumulées dans les entrepôts de Tellesberg. En outre, songea Merlin, le risque de se voir prochainement interdire l’accès aux ports de Havre et de Howard n’était sans doute pas étranger à cette frénésie. Ils tenaient à ce que leurs marchandises soient débarquées, vendues et payées avant la proclamation d’un embargo.
Il sera intéressant de voir si les prévisions de Howsmyn sur les comportements commerciaux se vérifieront…
— J’ai vu pas mal de choses, en fait, répondit-il d’un ton neutre. Je compte rédiger un rapport complet à l’intention de Bynzhamyn, mais je suppose qu’un résumé vous suffira ?
— Vous supposez bien.
Cayleb se retourna pour s’adosser à la balustrade du balcon et y prendre appui sur les coudes en dévisageant Merlin. Il n’avait jamais entendu parler de Plates-formes autonomes de reconnaissance et de communication, pas plus que des capteurs quasi microscopiques qu’elles étaient capables de déployer. Cependant, comme son père avant lui, il avait appris à se fier à la précision des « visions » de Merlin. Contrairement à la plupart des privilégiés qui en connaissaient l’existence, Cayleb sentait de façon intuitive qu’elles n’avaient rien de miraculeux, même si Merlin avait expliqué qu’elles entraient en violation des Proscriptions de Jwo-jeng, détail gênant qui aurait fait d’elles – et de Merlin – une abomination aux yeux de l’Inquisition.
Continuer d’accepter l’aide de Merlin après avoir découvert ce léger problème n’avait pas été la décision la plus facile de la vie de Cayleb Ahrmahk. Cependant, il n’était pas plus enclin que son père à regarder en arrière et regretter ses choix.
— Par où souhaitez-vous que je commence ? demanda Merlin poliment.
— Eh bien, par la reine Sharleyan, je suppose. À condition, bien entendu, que vous n’ayez rien de plus urgent à m’annoncer.
L’expression de Cayleb se fit aussi insistante que le ton de sa voix. Merlin pouffa de rire. Mariage d’État ou non, Cayleb s’inquiétait beaucoup de la réaction de la reine de Chisholm à sa proposition. Qu’il ne l’ait jamais vue, ne serait-ce qu’en peinture, n’avait pas empêché un nœud très serré de se former dans son estomac.
Il est bien jeune pour régner, non ? songea Merlin avant de recouvrer son sérieux. Il l’est encore plus pour s’engager dans un mariage politique aussi calculé. Par bonheur, il sera agréablement surpris quand ilposera enfin les yeux sur elle.
— Il se trouve, dit-il à voix haute, qu’elle étudie ce projet avec la plus grande attention. Et d’un œil favorable, me semble-t-il, même si elle n’en montre encore rien pour l’instant. Elle ne s’est encore prononcée ni dans un sens ni dans l’autre, même auprès de Vermont, qui est ce qui ressemble le plus pour elle à un père. En revanche, elle passe beaucoup de temps dans son salon à lire vos lettres et (le regard saphir de Merlin s’illumina) à contempler le portrait de vous que vous lui avez fait parvenir.
— Oh ! mon Dieu ! fit Cayleb en écarquillant les yeux. Je savais que je n’aurais jamais dû vous laisser, Rayjhis et vous, me persuader de lui envoyer cette croûte ! Si jamais elle voit en cette expression d’un vide absolu le reflet fidèle de ce qui se passe dans ma tête, elle va prendre ses jambes à son cou pour s’enfuir le plus loin possible en hurlant !
— Sottises ! protesta Merlin avec énergie. Je le trouve très ressemblant, ce portrait. Toutefois, il est vrai que je n’ai rien d’une jeune et belle princesse.
Plus maintenant, en tout cas, ajouta-t-il en son for intérieur. Mais croyez-moi, Cayleb, vous n’êtes de toute évidence pas le mieux placé pour juger de comment une dame réagira face à cette effigie, qui n’est même pas plus flatteuse que de raison.
— Mais elle, oui ?
En dépit de la légèreté du ton de Cayleb, Merlin devina sa question plus sérieuse qu’il l’aurait admis. Il prit le jeune homme en pitié.
— Pour être franc, je ne dirais pas qu’elle est « belle », Cayleb. Cependant, c’est une jeune femme extraordinairement attirante et je crois qu’aucun homme ne trouverait à redire à sa silhouette ou à son maintien. En outre, à défaut de beauté, elle dispose d’atouts beaucoup plus importants : de la personnalité et de l’intelligence. Ce n’est pas d’une poupée de cire que nous sommes en train de parler, croyez-moi. Je soupçonne fort la plupart de ses interlocuteurs d’oublier son physique dès qu’ils ont passé un peu de temps en sa compagnie. Or cela restera tout aussi valable quand elle aura pris de l’âge.
— C’est vrai ? (Quelque chose dans la voix de Merlin disait à Cayleb qu’il ne mentait pas, aussi le roi baissa-t-il la garde.) Vrai de vrai, Merlin ? Vous n’essayez pas seulement de me réconforter ?
— Je ne vous mens pas, Cayleb. D’après ce que j’ai vu de Sharleyan, elle est sans nul doute le meilleur parti dont vous auriez pu rêver. Oh ! Rayjhis a raison quand il dit que vous n’auriez pas besoin de l’épouser pour conclure une alliance avec Chisholm. Cependant, vous n’avez l’un et l’autre que cette unique issue. Je suis sûr que Sharleyan et ses conseillers le comprendront aussi bien que Rayjhis et vous.
» Là où je pense qu’il se trompe, toutefois, c’est quand il affirme que vous feriez mieux de ne pas vous presser de vous engager parce que votre… disponibilité matrimoniale, dirons-nous, représente un formidable atout en matière de diplomatie. Ce serait vrai dans des circonstances politiques normales mais, dans le cas présent, même en laissant de côté la nécessité qui est la vôtre de produire un héritier le plus vite possible, qui pourriez-vous épouser ? Irys, la fille de Hektor ? Elle ferait une reine de Charis formidable et elle est sans doute aussi fine mouche que Sharleyan, mais vous n’auriez aucun moyen d’empêcher du poison de se retrouver dans votre tasse un jour ou l’autre. Alors, la fille aînée de Nahrmahn, la princesse Mahrya ? Elle aussi est très futée, quoique pas autant que Sharleyan ou Irys, mais elle est très attachée à son père. Si d’aventure il venait à perdre sa tête d’une façon ou d’une autre, elle ne vous le pardonnerait jamais. Du reste, très franchement, je crois que vous n’aurez nul besoin d’un mariage diplomatique pour contrôler Émeraude après la conquête.
— « Après la conquête », répéta Cayleb. Ces mots sont du miel à mes oreilles, même si je nous crois tous un peu trop confiants en notre aptitude à écraser gaiement Nahrmahn dès que ça nous chantera. Mais revenons-en à Sharleyan, voulez-vous ?
— Oui, là où je voulais en venir, c’est qu’il vous faut comprendre que cette jeune femme aura beaucoup à vous apporter si vous êtes assez finaud pour en faire non seulement votre épouse, mais votre partenaire. D’après les quelques bribes que m’a glissées votre père à propos de votre mère, je crois que vous devriez vous inspirer du couple qu’ils formaient si elle venait à vous dire « oui ». Ne commettez jamais l’erreur de ne voir en ce projet qu’une transaction visant à conclure une alliance officielle, Cayleb. Écoutez cette femme. Malgré sa naissance, elle ne doit son trône à personne. Nul ne l’imaginait le conserver, du reste. Mais elle est toujours là et les hommes qui se croyaient capables de la manipuler ou d’usurper sa couronne sont partis. Elle représente à elle seule une force incroyable, même si le Groupe des quatre a eu l’imprudence de prendre son royaume trop à la légère. Vous verrez : vous serez pour vos ennemis beaucoup plus dangereux ensemble que séparés.
— C’est exactement ce que j’espère, dit Cayleb d’un ton posé.
— Eh bien, je ne suis pas devin, bien sûr, mais, si je devais prendre un pari, je dirais qu’il y a de bonnes chances qu’elle accepte. C’est un choix tout ce qu’il y a de plus sensé et cela répondrait à la question de savoir si Charis et Chisholm tiennent vraiment à conclure une alliance.
— Et à écraser le ver de sable qui rampe entre nous, ajouta Cayleb d’une voix soudain plus rude. Ça aussi, je le veux, Merlin. Je le veux à un point que vous n’imaginez pas.
— Plus qu’Émeraude ? l’asticota Merlin.
Cayleb éclata de rire.
— Je veux aussi Émeraude, c’est certain. Pour des tas de bonnes raisons. Je n’ai pas oublié qui a aidé Kahlvyn à engager les tueurs qui ont tenté de m’assassiner. D’un point de vue purement logique, Émeraude nous serait très utile… et représenterait le point de départ idéal pour lancer de futures offensives contre nous. Sans oublier qu’Émeraude, au contraire de Corisande, entre tout naturellement dans notre sphère de commerce et de développement. Cela étant, d’après ce que vous avez dit, en y ajoutant les renseignements des espions de Bynzhamyn, Hektor est bien la cheville ouvrière de tout ce qu’on nous fait subir.
— Je n’irais pas jusque-là, tempéra Merlin. Certes, il est beaucoup plus acharné et ambitieux que Nahrmahn. Mais c’est un type assez déroutant. Chez lui, il se conduit en tyran ordinaire : il ne supporte pas qu’on remette en question son autorité, et il ne craint pas de le faire comprendre avec… fermeté. Cependant, il gouverne sa principauté d’une façon très avisée. N’allez pas croire qu’il soit détesté de son peuple, d’ailleurs. Par contre, dès qu’il est question de politique étrangère, ce n’est plus le même homme. Il n’écoute plus que son ambition et ne voit aucune raison de s’embarrasser de scrupules.
» En toute franchise, une grande partie de l’hostilité que voue Nahrmahn à Charis vient de son intérêt pour l’histoire de Sanctuaire. Il sait que votre royaume s’étend depuis des siècles dans toutes les directions et il refuse que l’un des prochains territoires à être absorbés soit le sien. Maintenant, ne sous-estimez jamais cet homme. Je ne le crois pas aussi cruel que Hektor, et son ambition s’est toujours révélée plus modeste, plus pragmatique et sans doute plus défensive que la sienne. Il peut malgré tout se montrer tout ce qu’il y a de plus sanguinaire, que cela lui soit naturel ou non, et il est aussi beaucoup, beaucoup plus intelligent que le reconnaissent la plupart de ses adversaires. Même votre père s’y était trompé, si je ne m’abuse. À vrai dire, je soupçonne Nahrmahn de manipuler Hektor depuis le début. Je vous ai rapporté sa conversation avec La Combe-des-Pins sur ses ambitions territoriales d’après-guerre. C’était l’analyse la plus précise et la plus clairvoyante des véritables objectifs du Groupe des quatre que j’aie jamais entendue. Cet homme sait précisément ce qui se passe. Même s’il n’a participé à cette offensive qu’à son corps défendant – sans doute par répugnance à se trouver sous les ordres de Hektor –, cela ne l’a pas empêché de jouer toutes ses cartes à la perfection.
— Oh ! je ne prends pas Nahrmahn à la légère, je vous assure. Je le suspecte de se servir de son image de gros hédoniste indolent pour tromper son monde. Vous avez raison, d’ailleurs : même mon père a dû se laisser abuser, dans une certaine mesure. Et, croyez-moi, cela ne lui arrivait pas souvent. Cela dit, comme vous l’avez souligné, Nahrmahn est sur la défensive, du moins à sa façon. Et soyons honnêtes : il vit à deux pas de chez nous. À vol de vouivre, la baie d’Eraystor se découpe à moins de sept cent cinquante milles du cap Est, alors que plus de cinq milliers de milles séparent Manchyr de ce promontoire. Par conséquent, nous partageons inévitablement avec Nahrmahn des intérêts légitimes dans le même secteur. Ce n’est pas le cas avec Hektor. Vous l’avez dit vous-même : ce dernier n’obéit qu’à son ambition et à son avidité. Il veut mettre la main sur notre flotte de commerce pour accroître sa puissance militaire, avec en ligne de mire un empire de Corisande qui s’étendrait de Tarot à Chisholm.
— Hum ! Ce n’est pas autour de Corisande que devrait se construire un tel empire, pas vrai ? murmura Merlin.
Cayleb rit encore, un peu moins fort.
— Au moins, les ambitions que je nourris, moi, n’ont pour origine que la légitime défense ! Si nous voulons résister à l’Église – ou au Groupe des quatre, ce qui revient au même –, nous devrons réunir un maximum de bras et de ressources. Nous ne pouvons pas abandonner au Temple de puissants alliés potentiels au sein de notre périmètre de retranchement.
— Certainement pas, convint Merlin.
— Ce qui nous ramène à ce qu’est en train de mijoter Hektor. Du nouveau de ce côté ?
— Non. Le seul changement notable est que le délégué archiépiscopal Thomys a enfin pris la décision de se porter caution pour la première vague de lettres de crédit tirées sur ses propres ressources. Enfin, sur celles de l’archevêque Borys, je suppose, s’il faut couper les cheveux en quatre. Mais Thomys a raison : l’archevêque n’aura d’autre choix que de le soutenir. Quant à Raimynd, le ministre du Trésor de Hektor, il ne se fait pas d’illusions à propos du Groupe des quatre. L’Église ne peut pas se permettre de financer ouvertement les efforts de Hektor, même si je commence à croire qu’elle risque de sortir de l’ombre plus tôt que prévu. Cela dit, quoi que fasse l’Église, les « Chevaliers des Terres du Temple » seront prêts à souscrire toutes les lettres de crédit que voudra Hektor. Si ce dernier l’emporte, ce sera pour eux un bon investissement. Sinon, ce sera nous qui conquerrons Corisande, et la plupart de ces accréditifs ne vaudront plus que la valeur du papier sur lequel ils auront été couchés.
— C’est probable, en effet, lâcha Cayleb avec aigreur en se retournant vers la balustrade pour y prendre appui sur ses avant-bras croisés.
La nuit était tombée pendant leur conversation. Tellesberg, comme toutes les villes de Sanctuaire, était piteusement éclairée par rapport à ce que Nimue Alban avait connu sur sa planète d’origine. Les seules sources de lumière étaient le bois, la cire et l’huile. Aussi l’essentiel de la cité ne formait-il qu’une masse obscure et indistincte. Seul le front de mer, où les ouvriers du port continuaient de charger les navires avec frénésie à la lueur des lanternes, était baigné d’une clarté correcte.
— La résistance de Hektor ne me dit rien qui vaille, reprit le roi. Tartarian et lui ont raison d’affirmer que Corisande sera un gros morceau. Si notre antagonisme tourne au combat terrestre conventionnel, nous pourrions y rester englués pendant des années, malgré tous nos avantages, qu’un homme de la trempe de Hektor finirait d’ailleurs par trouver le moyen de copier. Dès lors, l’affrontement n’en serait que plus sanglant.
— Vous pourriez toujours envisager une solution diplomatique. Il fait tout pour construire une flotte équivalente à la vôtre et ses fonderies ne tarderont plus à produire à plein régime de l’artillerie moderne. Cependant, Charis dispose d’une telle avance que, même avec le soutien de l’Église, Hektor ne représentera pas une réelle menace avant longtemps, surtout si nous gardons un œil sur lui et si vous vous tenez prêt à réduire sa force navale dès qu’elle commencera à ressembler à quelque chose.
— Pas question ! gronda Cayleb. Ma maison n’oublie jamais les blessures et les ennemis, Merlin. Hektor encore moins. En outre, même si je lui tendais la main, il ne me ferait pas assez confiance pour la saisir. J’en aurais autant à son service, du reste. Par ailleurs, je n’ai aucune intention de lui conserver la liberté de m’attaquer par-derrière, surtout s’il dispose d’une marine moderne, quand le Groupe des quatre s’emploie à convaincre tous les grands royaumes de Havre et de Howard de nous assaillir par-devant ! Je pourrais me résoudre à le laisser abdiquer, à condition que toute sa famille et lui déménagent très loin. Je n’aimerais pas renoncer au plaisir de voir sa tête plantée au bout d’une pique devant son propre palais, mais je ne tiens pas non plus à m’embourber en Corisande. S’il existe un autre moyen de me débarrasser de lui, alors je m’en contenterai. Mais mon indulgence n’ira pas plus loin. Si cela implique de risquer les complications d’une longue guerre, eh bien soit ! Je préfère encore donner au Groupe des quatre le temps de s’organiser que laisser Hektor ou ses descendants régner dans mon dos.
Il avait prononcé cette dernière phrase à la façon d’un serment solennel. Merlin hocha la tête. Il se trouvait qu’il partageait largement la position de Cayleb en ce qui concernait Hektor.
— Si telle est votre volonté, Cayleb, vous allez devoir trouver le moyen de prendre l’offensive aussi vite que possible. De fait, si Sharleyan suit le raisonnement que je lui prête et qu’elle s’engage auprès de vous avec autant de détermination qu’elle en a coutume, elle devrait être encore plus impatiente que vous d’attaquer Corisande. Cependant, Tartarian n’a pas tort : même avec Chisholm de votre côté, je ne vois pas comment vous pourriez mener plusieurs offensives simultanées. Surtout si lesdites offensives font appel à des unités terrestres.
— Ce qui nous ramène à Nahrmahn, acquiesça Cayleb. (Il prit un air songeur, puis se redressa.) Je sais que Bynzhamyn nous ferait une attaque d’apoplexie s’il entendait ça – il ne confierait pas un glaviot à Nahrmahn ! –, mais je préférerais de loin atteindre une solution diplomatique avec lui plutôt qu’avec Hektor. À défaut d’autres raisons, Émeraude est assez proche et assez petite pour que nous puissions venir à bout de lui s’il lui prenait un jour la fantaisie de se montrer aventureux de nouveau.
— Vraiment ?
C’était la première fois que Merlin entendait Cayleb mentionner ne serait-ce que la possibilité de négocier avec Nahrmahn.
— Ne vous méprenez pas, dit Cayleb d’un air plus sévère. J’ai bien l’intention d’annexer Émeraude. Nahrmahn a raison de s’en inquiéter : à tous points de vue, surtout stratégiques, il nous est impossible de laisser à Émeraude son indépendance. La seule question est de savoir de quelle façon nous lui ferons changer de statut. Étant donné que Nahrmahn a participé à l’offensive menée contre nous, même s’il n’en était pas à l’origine, je n’aurais aucun scrupule à user de la force, s’il fallait en arriver là. Cela dit, je tiens un tout petit peu moins à voir sa tête au bout d’une pique qu’à y planter celle de Hektor.
— D’après ce que j’ai entendu des récentes conversations de Nahrmahn, je ne suis pas certain qu’il soit au fait de cette distinction subtile.
— Cela m’est bien égal ! fit Cayleb avec un sourire mauvais. Plus il s’inquiète de la solidité de son cou en ce moment, plus il sera disposé à entendre raison le moment venu, non ? Je veux qu’il sache que tous les atouts militaires sont dans ma main, pas dans la sienne. Si – et je dis bien « si », Merlin – j’en viens à lui proposer d’autres perspectives qu’une capitulation totale couronnée par une montée à l’échafaud, ce ne serait pas entre égaux que nous discuterions, et j’entends bien le lui faire comprendre. Avec fermeté.
Merlin se contenta d’opiner du chef. Cayleb avait appris à jouer à ce jeu au côté de son père. Haarahld VII était l’un des meilleurs adeptes de la realpolitik jamais nés sur Sanctuaire. À l’évidence, Cayleb comptait bien perpétuer cette tradition. De fait, son style de diplomatie semblait encore plus musclé et plus direct que celui de son père.
Cela étant, si Haarahld s’était trouvé dans la situation de Cayleb, je crois qu’il aurait pris les mêmes décisions, songea Merlin.
— Réfléchissez bien à tout ce que vous avez vu des projets de Nahrmahn et de l’autre, là, Zhaztro, lança Cayleb. Dès demain matin, vous et moi aurons une conversation avec Bryahn. Je lui dirai que, tout bien considéré, j’ai décidé de le laisser rendre visite à Nahrmahn. À nous trois, je suis sûr que nous trouverons un moyen convenable de faire un peu monter la température sous le siège de ce gros lard.